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EN ALAN AR MEURVOR
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31 janvier 2010

LA CATHEDRALE DE LA MER

Sans doute me trouverez-vous dépourvu de tout sens de la compassion quand je vous aurai dit que dès l’annonce du décès de ma grand-mère, un frisson d’excitation m’a aussitôt traversé. Mais je dois reconnaître qu’il en fut ainsi et en même temps m’étonner de la rapidité avec laquelle les souvenirs enfouis, qui plus jamais ne se rappellent à vous, peuvent surgir à la faveur du stimulus adéquat et vous submerger sans répit.La mort de mon aïeule avait sonné comme un sésame qui m’ouvrirait de nouveau les portes de Kervilieg. La seule perspective de pouvoir enfin y retourner avait libéré comme d’un coup de baguette magique, d’abord les odeurs, particulièrement l’alliance ineffable de la moisissure mêlée au pain entreposé dans le petit local sombre et à quantité d’autres senteurs indéfinissables que la vie, depuis, ne me donna pas l’occasion de goûter ailleurs, les bruits ensuite, le roucoulement des poules, le vent dans les feuilles d’érable et la scansion des rouleaux, là bas, au bout du vallon.

Je devais avoir sept ou huit ans quand je vis cette grande et ancienne ferme aux allures de manoir pour la dernière fois. Lorsque je dis au revoir à ma grand-tante, à la fin de cet été là, j’étais loin d’imaginer que je n’aurais désormais plus le droit de passer mes vacances auprès d’elle.

Quelle fut le motif de la grande fâcherie qui opposa ma grand-mère à sa sœur ? Mes parents s’ingénièrent à me le cacher et aujourd’hui encore, alors que mon statut d’adulte devrait m’autoriser à entendre ce que je pensais qu’on cachait à l’enfant que j’avais été par ménagement, rien ne perce que ce qu’il faut bien appeler un secret de famille.

Devenu adolescent et jeune homme ensuite, j’aurais pu aisément braver les interdits et rendre visite de mon propre chef à ma grand-tante qui m’étais chère. Je m’interroge encore sur ce qui m’en a empêché. A ma décharge, je dois dire que la petite route en cul de sac qui descend jusqu’à Kervilieg passe juste devant la maison de ma grand-mère, cinq cents mètres plus haut. Mais il eût été facile de tromper sa vigilance. En réalité, je pense maintenant que le secret avait englué ma conscience et mes velléités comme s’il avait été une menace non exprimée. Informé des raisons de la dispute, j’aurais pris parti – et je n’avais jamais été enclin à prendre celui de ma grand-mère – et j’aurais tôt fait de renouer le contact avec la charmante dame de Kervilieg. Charmante, mais un tantinet mystérieuse, sibylline parfois même dans ses propos. Cependant, le non-dit me tétanisait et je n’étais alors guère rebelle. Kervilieg qui avait été, dans ma prime jeunesse, l’endroit au monde qu’il me tardait le plus de rejoindre aux beaux jours, quand juillet sonnait le glas de l’école, s’était mué imperceptiblement en un lieu qui incarnait toutes mes craintes.

Mais avec ce décès, tous ces lambeaux de terreurs enfantines s’étaient dissipés et j’avais pris la décision ferme de me rendre à Kervilieg dès la semaine de travail terminée. Car ce qui avait émergé de l’oubli de manière si brutale, bien plus que le doux sourire de Corentine, bien plus que tous les menus détails de l’univers enivrant de sa ferme entre terre et mer, c’était la photo.

C’était précisément lors de ce dernier été que je l’avais découverte, très peu de temps avant que les deux vieilles femmes ne se fâchassent. Elle se trouvait, comme marque page sans doute, au cœur d’un vieil exemplaire jauni de Buhez ar Sent. Il ne serait sans doute venu à l’esprit de personne qu’un jeune garçon de mon âge ait eu la curiosité de feuilleter ce livre de dévotion populaire, rangé de surcroît sur le plus haut rayon d’une vieille armoire. C’était sans compter sur ma curiosité naissante pour la langue bretonne qui faisait que la moindre ligne rédigée dans cet idiome avait à mes yeux valeur de trésor. Des cathédrales, je ne connaissais que celle de Quimper, bien sûr, que je longeais tous les jours sur le chemin de l’école et Notre Dame de Paris que j’avais vue lors d’une visite à la capitale. Mais elles m’avaient parues toutes deux si différentes que ma curiosité en avait été piquée et que j’avais rassemblé quelque documentation sur le sujet de l’architecture gothique. Suffisamment pour m’étonner de l’édifice de la photo, immense et inconnu, et qui, comble de stupéfaction, semblait surgir du néant, en pleine nature !

J’allai aussitôt à la recherche de tante Corentine, oubliant dans mon enthousiasme que je révèlerais ainsi ma fâcheuse tendance à fouiller partout, pour lui demander où était cette cathédrale. Mais lorsque j’arrivai dans la cuisine où je pensais bien la trouver, je tombai sur ma grand-mère qui devait être en visite chez sa sœur. Elle vit immédiatement la photo dans ma main déjà tendue par la soif de connaissance. Son regard devint sombre et elle me la prit presque brutalement pour la fourrer dans une poche de sa blouse. Je m’empressai de me défendre d’une faute que son regard lassait supposer :

        « Je voulais demander à tante Tine où elle est, cette église. »

         « Ne va donc pas l’embêter avec tes questions. Comment veux-tu qu’elle le sache ? Ni elle ni moi n’avons voyagé, tu sais bien ! Et d’abord, je n’aime pas que tu fouilles partout comme ça ! »

Son ton n’invitait pas à poursuivre. Le soir, je n’osai pas en parler à ma tante et quelques jours plus tard, je quittais Kervilieg pour toujours.

***

         Kervilieg n’a pas beaucoup changé en presque vingt ans. C’est moi qui ai changé. La bâtisse a toujours fière allure mais elle a comme rétréci. D’un coup d’œil, je saisis l’agencement des différents corps de bâtiment dont je me souvenais comme d’un dédale. Je n’ai eu aucun mal à trouver ma tante. Je suis peiné de la voir soudain si vieille.

         « Entre Ronan. »

         « Tu m’as reconnu ? »

         « Oui, mais je n’ai pas beaucoup de mérite, je t’attendais. »

         « Ah bon ? »

         « Tôt ou tard oui. Tu sais, je crois que les questions des petits garçons qui restent sans réponse les obsèdent et les empêchent de grandir vraiment. »

         La crêpe trempée dans mon café avait un goût spécifique – par quelle alchimie ? – et m’entraîna dans un tourbillon de souvenances et d’émotions incontrôlables.

         « Les questions !, dis-je, tu sais donc que j’ai quelque chose à te demander ? »

         « Tu veux savoir où est la cathédrale, n’est-ce pas ? »

         « Mais enfin, ma tante… »

         « Tu ne me dis plus tante Tine ? »

         « Si, tante Tine, tu étais au courant, pour la photo ? »

         « Oh, mon garçon, ça tu peux me croire, j’en ai entendu parler de cette photo, plus que tu ne l’imagines et c’est une longue histoire, viens. »

         C’est alors qu’elle ma emmené dans la pièce de la vieille armoire.

         « Va, monte sur la chaise, je ne peux plus, et attrape moi le Buhez ar sent et la boîte en carton qui est à côté. »

         Je n’arrivais pas à croire que cette photo avait rejoint son emplacement, dans le même livre. Corentine l’a mise sur la table et ouvert la boîte. Cette dernière contenait un antique appareil photographique. A la vue du cliché, j’ai ressenti intacte, cette puissante attraction qu’il avait exercé sur moi longtemps avant. Ma tante a déclaré alors, d’une voix sereine, d’un ton presque anodin qui s’accordait peu à la nature de son propos :

         « Certains l’appellent Iliz-veur ar Mor, d’autres Iliz ar Meurvor, la cathédrale de la mer. »

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         « Mais je ne vois pas la mer sur cette photo. »

         « Question d’angle de vue… je suppose. »

         « Mais où est-elle, cette cathédrale, enfin c’est impossible, je n’en ai jamais entendu parler ! »

         « Je sais Ronan. Peu la connaissent. Maintenant, mon garçon, il faudra te montrer, comment dirais-je, ouvert. Ce que je vais te livrer maintenant, rares sont ceux qui en ont entendu parler, plus rares encore ceux qui y croient. Tu m’as demandé où est la cathédrale, eh bien tout près d’ici, en quelque sorte. Tu te souviens de la Trace du Géant ? »

         « Oui, derrière Park Avaloù ! »

         La Trace des Géant ne laissait pas de me fasciner autrefois. C’est d’ailleurs une curiosité que les touristes viennent voir parfois. Il s’agit d’un chemin, tout empierré d’énormes dalles grossières en granit, qui escalade le coteau du vallon d’abord, parmi les arbres torts, puis traverse la lande jusqu’à la falaise où l’à pic le stoppe net.

         « C’est la route qui mène à la cathédrale de la mer. »

         Devant mon hébétude, elle poursuit :

         « On dit que celui qui y croit peut continuer à marcher sur le chemin, au-delà de la falaise. Alors, au lieu du vide fatal, s’invente sous ses pieds le diocèse marin et il foule l’herbe douce d’un cap au bout duquel se dresse la cathédrale. »

         « Mais c’est insensé ! »

         « Je comprends ta réaction, mais laisse moi finir. On raconte aussi que parmi les rares personnes qui osent s’aventurer au diocèse de la mer, certains en reviennent, d’autres pas. Saig de Kerlazenn disaient que ceux qui en reviennent, illuminés par la beauté du lieu, connaissent un bonheur certain jusqu’à la fin de leurs jours. C’est cette perspective, selon lui, qui pousse les téméraires sur la Trace du Géant. »

         « Belle histoire, tante Tine, mais comment veux-tu que je croie à tout ça ? »

         « Mais il y a la photo ! »

         « Qui l’aurait prise ? »

         Corentine baissa les yeux.

         « Ton grand-père, je suppose. Tu sais, ta grand-mère et moi étions très proches autrefois. Elle était mon aînée de deux ans et déjà trop autoritaire mais tu vois, on a eu des bons moments quand-même. Et puis elle a connu le malheur au moment même où j’ai connu le bonheur. Ca a cassé quelque chose définitivement entre nous. »

         « La mort du grand-père ? Papa m’a dit que c’était un accident, tombé de la falaise et  qu’on n’a jamais retrouvé le corps mais... »

         « Oui ? »

         « Il semblait gêné d’en parler, et j’ai toujours imaginé qu’il s’agissait d’un suicide. »

         « C’est vrai qu’il souffrait du mal de langueur, an drouk-hirnez, on dirait dépression de nos jours. Mais il ne s’est pas suicidé, il y est allé ! Pour retrouver le bonheur de vivre. Et puis, avant de sombrer dans la tristesse, ton grand-père faisait beaucoup de photos. Il avait emporté son appareil pour… je ne sais, prouver l’existence de la cathédrale de la mer, j’imagine.»

         « Et ? »

         « Il n’en est pas revenu. Il fait partie de ceux qui ne reviennent pas. Personne ne sait pourquoi certains réussissent, d’autres pas. Manque de foi, peut-être… ou alors… ce maudit appareil. Qui sait si on a le droit de ramener des images de là-bas ? Ta grand-mère ne voulait pas qu’il y aille, il l’avait mise dans le secret. Au bout de plusieurs jours sans nouvelles, elle m’a tout dit. Elle était effondrée et c’est à ce moment là que j’ai rencontré Klet. »

         « Je n’ai pas beaucoup de souvenirs de l’oncle Klet. »

         « Il est mort quand tu avais quatre ans. Le cœur. On s’est trouvé sur la lande, là-haut. Il était un peu perdu lui-aussi. Son navire de pêche avait fait naufrage quelques jours auparavant. Il avait failli y passer. Enfin, son histoire était étrange. Il a eu l’impression de se noyer, il s’est vu mourir. Et puis, comme on se réveille au matin, sa main s’était agrippée à une bouée. Les sauveteurs étaient sur place pour alors. Il était beau garçon, tu sais, et puis son état de confusion m’a attendrie. La mer, il ne voulait plus en entendre parler. Et les parents étaient contents d’avoir un homme à la ferme, pour prendre la suite, plus tard. Tout était pour le mieux, j’ai eu de la chance, pas comme ma sœur. »

         « Et la photo ? »

         « C’est le plus troublant de l’histoire. Quelque temps plus tard, Klet s’est plaint de trous de mémoire, depuis son naufrage. Il en voulait pour preuve d’avoir trouvé dans sa besace un appareil photo, alors qu’il n’avait pas souvenir d’en avoir jamais eu. Il me l’a montré. Je n’ai rien dit à Klet de toute sa vie, mais j’avais reconnu tout de suite l’appareil à ton grand-père. Un jour, en cachette, j’ai sorti la pellicule et je suis allée en ville la faire développer. Il n’y avait eu qu’une seule impression. Et c’est cette photo. »

         « Qui m’avait tant attiré quand j’était petit garçon ! »

         « Comme si tu avais su qu’y résidait le secret de ton grand-père ! Toujours est-il que ta grand-mère l’a vue en premier. Tu te représentes l’effet que cela a pu lui faire ? Un cliché ancien, d’une cathédrale étrange… Elle est devenue folle. Elle m’a accusé d’avoir revu ton grand-père, de ne l’avoir dit à personne, d’avoir été sa maîtresse. J’ai eu beau lui conter l’histoire de Klet, elle n’a rien voulu entendre. C’est de ce jour là que remonte la fâcherie et tu en connais la cause maintenant. »

***

         Je ne sais pas ce qui m’a pris. Toutes ces histoires, sans doute, ont altéré mon jugement. J’ai emprunté la Trace du Géant et au bout, j’ai continué. A peine ai-je franchi la limite du précipice qu’une vaste pelouse littorale s’est constituée sous mes pieds et qu’un long promontoire maritime s’est offert à ma vue. J’ai marché tout droit, seul homme parmi les oiseaux riant et tourbillonnant dans le ciel.

         Et puis, elle est apparue. Comme faite pour moi seul.

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        Rien ici ne n’est tout à fait comme dans le monde d’où je viens. La lumière est étrange et semble appartenir tantôt au monde onirique tantôt au notre.

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Je ne peux pas entrer dans le vaisseau gothique. Il y bien des porches mais pas de porte au fond. La cathédrale n’est peut-être qu’un immense rocher façonné par les vents marins.

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D’ailleurs, sur plusieurs côtés, une falaise vertigineuse la prolonge.

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   Le soleil baisse vite à l’horizon et colore l’église d’ocres et d’ors.

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         Elle est comme un veilleur solitaire sur un monde sans hommes. Comme un phare sans lumière.

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  Les derniers rayons embrasent la façade. Il me faut rebrousser chemin avant la nuit.

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         Je l’abandonne à son désert liquide.

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         Un dernier regard pour elle, juchée sur sa colline.

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         J’ai retrouvé la chambre que tante Corentine m’a attribuée, celle d’autrefois. Serais-je de ceux qui en sont revenus ?

         Mes rêves sont peuplés d’images plus étranges encore de la cathédrale de la mer, des rêves où je peux voler autour d’elle. Ces images prégnantes me remplissent d’une joie intense dont je ne comprends pas l’origine. Je pressens qu’elles ne me quitteront plus.

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Le lendemain, Corentine s’ étonna de ce que Ronan n’était pas dans sa chambre, ni nulle part ailleurs où elle le chercha.

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Commentaires
K
Calystee> merci<br /> Lancelot> eh bien, le reportage photos a précédé l'histoire et l'a même conditionnée. Or, cette cathédrale n'a pas d'intérieur (vu qu'elle ne fait que, disons, 45 cm de longueur)... je publierai les photos d'origine
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C
Lancelot> Toi aussi, tu veux savoir ce qu'il y a à l'intérieur ? Mais sais-tu que ceux qui ont voulu savoir sont morts ? Dieu te garde de cette tentation diabolique.
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L
Une bien jolie histoire.<br /> Mais moi, j'aurais bien aimé savoir aussi ce qu'il y à A L'INTERIEUR de la cathédrale...
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C
J'aime!
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C
Je voulais parler des briques de ma petite tête qui me font défaut. D'ailleurs, incapable de faire la moindre note en ce moment.
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