HISTOIRES DE HOUX (TITRE CRYPTOLOGIQUE A L'USAGE DE MES LECTRICES BRITOPHONES)
Tous les matins, rituel : Qu’as-tu fait hier, après le cours ? La valeur des temps différente est, avec le genre des substantifs non correspondant, une des choses les plus difficiles à s’approprier dans une langue seconde. A devoir mettre l'imparfait-composé tous les matins après « hier », j’espère que la chose leur deviendra naturelle.
Georgette : Ah, j’ai regardé un film à la télé qui m’a bien plu. Karagar : Tu pourrais en raconter l’histoire brièvement ? Georgette : Eh bien, c’est l’histoire d’un adolescent qui se découvre, euh qui est…, euh… comment dit on homosexuel en breton ?
Je me tourne vite fait vers le tableau pour masquer une stupide envie de rigoler. « Bon, c’est un mot un peu compliqué, un néologisme. » J’écris cet affreux mot, presque à contre cœur. Mais, je n’allais quand-même pas leur apprendre notre « pich kao*c’h » - bite à merde - national. (On remarquera que le mot le plus courant (et vulgaire) de la langue, véhicule l’image d’un actif – à méditer.)
Ensuite, Georgette nous explique que dans la famille, il y a aussi un drogué. Ça rigole un peu dans la salle, avec l’air de dire, gentiment : « ils ne sont pas gâtés dans cette famille. » Karagar, pour une fois, se tient coi (coi, pas coït, sinon on serait baisé, ce n’est pas de moi, c’est du Samuel Beckett, hein !), mais n’en pense pas moins.
Au bout du compte, comme j’avais décrété la matinée « bas les crayons » [L’enseignant n’est pas toujours présent à tout ce qui se passe, et puis parfois le regard saisit certaines choses dans leur globalité. Et, ce matin là, toutes ces mains agrippées aux stylos, prêts à écrire les mots avant même de les dire, me hérissent. Il faut dire plusieurs fois « bas les crayons », tant le geste est réflexif, comme celui d’un noyé potentiel qui se raccroche à un débris flottant. Mais quelle qualité d’écoute et de parole soudain, quand on y arrive !], j’avais moi-même délaissé le marqueur et le mot « homosexuel » était seul à trôner au milieu du tableau blanc. J’ai eu un peu honte quand, à la pause, est entré notre secrétaire-comptable-assistant de direction-hétérosexuel (comment ça, manque de conviction sur le dernier qualificatif ?). A-t-il seulement regardé le tableau ?
Peu de temps après, dans la même matinée. Leçon 13. C'est-à-dire le treizième épisode d’une histoire écrite de mes petites mains et qui sert de support (en partie) à mes cours. Ça commence par des dialogues très simples pour débutants et puis ça monte très vite en puissante pour se muer en histoire policière avec meurtres à l’appui dont le coupable n’est révélé qu’en dernière leçon. Un coupable assez inattendu, resté insoupçonné des élèves depuis quelques années. Dans l’épisode treize, l’héroïne détient une preuve pour innocenter un accusé dont elle ne veut pas user pour de mystérieuses raisons. Je ne révèle d’ailleurs jamais cette preuve dans la suite de l’histoire et généralement, mes élèves restent dans l’ignorance de ce que j’avais en tête. (J’avais usé du même procédé dans mon roman et tout gros que j’eusse trouvé le stratagème, il semble que mes lecteurs n’y aient vu que du feu..). Première lecture du texte. Je questionne ensuite pour tester la compréhension. J’aime dans ce premier temps que les élèves disent ce qu’ils ont compris avec leurs mots, ça n’est pas un exercice d’imitation. Et ils s’en sortent passablement bien. C’est au tour de Francis, un ex ingénieur d’apparence un peu rigide mais qui s’applique au fil du temps à corriger le premier abord, de résumer un passage. Jusqu’alors toutes ses interventions – si l’on excepte ses problèmes de prononciation et même d’élocution – étaient marquées du sceau de la clarté et de la concision. Mais cette fois, il s’embarque dans un incompréhensible embrouillamini de mots. Je reformule ma question mais rien n’y fait, il nous ressert le même salmigondis indigeste. Je lis l’étonnement dans le regard des autres. Je finis par le rudoyer gentiment : Mais enfin, Francis, ma question est pourtant simple ! Il fait alors un effort et quelle n’est pas ma stupéfaction de l’entendre dire : Et bien, à mon avis, Lukian préfère les hommes donc il n’a pas pu être l’amant de Lenaig et c’est ça la preuve qu’elle détenait et ne voulait pas dire. Je comprends soudain que toutes ces obscures périphrases n’étaient pas tant un problème linguistique qu’une gêne à devoir dire ce qu’il avait à dire ! Mais qu’elle perspicacité ! Il avait mis à jour les non-dits de l’histoire. Je parviens dans une même phrase à le gronder de n’avoir pas du répondu tout à la question posée et à le féliciter pour ses déductions !