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EN ALAN AR MEURVOR
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23 mars 2011

LE VALLON

Léa n’avait pas eu le sentiment d’atteindre, comme l’expression commune le suggère, l’âge de la retraite mais bien plutôt d’avoir été atteinte par celui-ci. Derrière les vitres du train qui démarre, sur le tapis roulant qui défile, difficile de savoir qui de soi-même ou du décor se déplace. En tout cas, ce jour advint où le compteur indiqua que l’heure était venue de se retirer. Elle était au moment de sa vie où, bien qu’elle ne constatât pas de changement notable en elle-même, la loi avait décidé que ses capacités physiques ou intellectuelles étaient amoindries ou bien que l’estimation de son espérance de vie lui accordait un minimum d’années pendant lesquelles sa santé lui permettrait encore de jouir de celle-ci. La seule chose qui redorait quelque peu ce constat navrant était la possibilité entrevue de résider à l’année dans sa maison du Cap.

Bien-sûr, il faudrait convaincre Maria.  Et la seule idée d’avoir encore quelque exploit à accomplir remisait le mot de retraite au dictionnaire des vocables sortis d’usage. Qu’en penserait Maria ? Voudrait-elle quitter la ville pour cet endroit isolé ? Accepterait-elle de vivre douze mois sur douze loin de Paris, et surtout baignée de ce climat qu’elle avait toujours trouvé trop frais, trop venté, surtout en hiver.

Léa passait en revue les souvenirs de l’acquisition de la maison du Cap, treize ans plus tôt. Elle s’était laissé surprendre par ce besoin soudain de renouer avec le pays de l’enfance qu’elle avait fui, à grand fracas, clouant de stupéfaction des parents qui ne comprirent jamais ses raisons. Et puis, des années plus tard, sournoisement, l’envie s’était insinuée en elle de retrouver des parfums, des paysages, des impressions. Elle avait mis une telle ferveur, il fut un temps, à dénigrer sa terre natale qu’elle avait craint l’ironie de Maria lorsqu’elle avait évoqué, la première fois, l’hypothèse de passer leur vacances là où elle était née. Il était temps, avait-elle argué, que Maria connaisse ce pays dont elle lui avait tant parlé, fût-ce en mal. Elles avaient pris une location dans la commune voisine, il n’était pas question d’aller frapper à la porte de la maison familiale.

Mais quand l’année suivante, Léa parla de nouveau du Cap et surtout quand une fois sur place, elle commença à écumer les offices notariaux et autres agences immobilières, elle dut essuyer les sarcasmes de Maria. C’était donc vrai ce qu’on disait de ces bretons, cette perpétuelle envie de partir, puis de revenir, était-ce donc vrai que cette presqu’île est un pays bagage que l’on emporte avec soi jusqu’à l’autre bout du monde ? Elle-même ne manifestait pas tant d’attachement à sa Castille natale qui lui semblait pourtant plus lointaine et plus éloignée à la fois de la capitale française.

Léa l’avait finalement trouvée, la maison de ses rêves. Une petite bicoque isolée, avec la mer en toile de fond. L’isolement était une condition nécessaire. Même à Paris chacune avait gardé son propre logement, elles se voyaient chez l’une, chez l’autre et leur couple passait au fond assez inaperçu. On avait souvent pris Maria, avec son accent espagnol et son métier de femme de ménage, pour la bonne de Léa. Celle-ci enrageait, mais comment en vouloir au gens de ne savoir reconnaître en elles un couple de femmes alors qu’elles transgressaient bien des règles admises, y compris sociales.  Alors dans le Cap, on aurait tôt fait de les repérer comme deux femmes partageant la même maison de vacances. Avec la mer comme seul vis-à-vis, elles n’auraient pas à affronter de regards scrutateurs, désapprobateurs.

Léa n’avait pas oublié ces vacances en Espagne avec Maria, c’était sur la côte galicienne. La chambre qu’elle avait louée était dans une maison singulière, un phare désaffecté semblait-il, au bout d’une langue de terre étroite au péril de l’océan. Il s’en fallait de peu qu’on se croie sur une île. Il faisait beau malgré les gros cumulus balourds qui se trainaient dans le ciel comme souvent en ce nord-ouest ibérique. Une procession interminable de dromadaires bleus faisait onduler la surface de l’océan. Le paradis était à portée d’un clignement d’œil.

Et puis soudain cette voix qui avait grondé plus fort que les brisants sur le granit, qui avait lancé cette phrase rocailleuse, cette imprécation sauvage que Léa n’avait pas comprise sur le coup. Le propriétaire des lieux. Il les chassait du paradis. Pas de ça chez lui ! Il avait compris de quoi il retournait entre elles. Comment, cela resterait un mystère. Alors dans leur nouveau paradis, il faudrait être précautionneux. Certes elles seraient chez elles, mais on n’est jamais trop prudent.

Oui, la maisonnette s’accordait aux rêves, récents, de Léa. Mais, malgré le site enchanteur, Maria qui avait connu l’indigence extrême avant d’émigrer, éprouvait toujours quelques difficultés à rêver d’une baraque où ne venaient ni l’eau, ni l’électricité, c’était plus fort qu’elle, Léa avait beau lui demander un effort d’imagination, elle n’y parvenait pas vraiment. A Léa au contraire, l’aptitude à voire la maison telle qu’elle pourrait être d’ici quelques années ne faisait pas défaut. Elle imaginait déjà la petite terrasse bien proprette, bordée d’une pelouse longiligne au milieu de laquelle elle aménagerait un massif de fleurs et qui viendrait buter sur le muret de pierre – il existait déjà, il suffirait de le redresser un peu – derrière lequel le moutonnement des ajoncs nains et des bruyères resterait lui inchangé et viendrait menacer le jardin de sa sauvagerie indomptée. Au-delà, mais tout près, le moutonnement des vagues… Derrière la maison, le terrain coulait sur le flanc d’un petit vallon. Là, le grondement de l’océan laissait place au gazouillis d’un ruisseau. De ce côté-là on pourrait songer à acclimater des plantes moins téméraires au vent.

A force de travaux exécutés petit à petit, d’année en année, à la mesure de leurs moyens, la maison était devenue confortable et Léa y venait aussi souvent que possible. Son métier d’enseignante lui laissait ce loisir. Maria ne pouvait pas l’accompagner à chaque fois mais au fil des ans, bien qu’elle regimbât toujours à s’y rendre l’hiver, elle s’était laissé gagner par le charme du pays aux beaux jours. Lorsque survenait le hâle de mars, si redoutable pour les jeunes végétaux et si excitant pour les yeux des hommes au sortir de l’hiver, elle ressentait cet appel de la lumière, ce besoin de couleurs renaissantes, de bleu clair ébloui d’un ciel tout étonné de sa nudité retrouvée, de l’aiguillon jaune des ajoncs soulignant les murets et de plus en plus souvent elle s’accordait quelques jours pour aller plonger dans la lumière retrouvée.

 

Mais, à l’heure de la retraite, il s’agissait de tout autre chose. Léa savait qu’elle passerait sans difficulté du bruissement des grands boulevards à l’isolement de cette maison. Mais Maria ?

 

***

 

Maria s’était laissé gagner aux rêves de Léa. Mais son cœur avait longtemps balancé. Abandonner métier, tout modeste fût-il, logement pour mettre tout en commun avec Léa, lui avait paru de prime abord, malgré son amour, une chose inconcevable, un renoncement à sa liberté. Léa qui était un peu plus « militante » l’avait convaincu qu’il lui était seulement difficile de s’identifier à un modèle qu’elle n’avait jamais cru fait pour elle et qu’elle n’était jalouse de son indépendance que pour mieux s’en exclure elle-même. L’argumentaire n’avait pas vraiment fait mouche mais au fond, Maria avait sans doute voulu, outre faire plaisir à Léa, tenter le coup du Cap dont la rugosité l’attirait de plus en plus, comme on voudrait maîtriser une jument rétive. Il faudrait braver l’humidité… mais au fond, tout bien considéré, le ciel constamment lavé par le vent de mer n’était-il pas plus lumineux qu’à Paris ?

 

Maria aimait désormais la maison du Cap. Aucune de ses craintes ne s’étaient avérées. Elle s’était prise d’amour pour le petit jardin qu’elle entretenait encore, autant qu’elle le pouvait. Parfois, pour les plus gros travaux de taille ou de plantation, elle faisait appel à un ouvrier-paysagiste. Il faut dire qu’elle et Léa étaient devenues des femmes vieillissantes depuis dix ans qu’elles habitaient la maison de Gwelkaer. Etrangement, c’était désormais Maria l’âme de la maison. Le caractère un peu taciturne de Léa la portait peu à faire vivre le lieu. Sans-doute savourait-elle son rêve intérieurement avec la même intensité que ceux qui font état de leur passion, mais peu en perçait à l’extérieur. C’est Maria également qui sortait le plus souvent pour exécuter les différentes courses pour le ménage. Elle entretenait des relations cordiales avec beaucoup de personnes croisées régulièrement depuis plus de vingt ans pour certaines où avec lesquelles elle avait commerce. Il lui avait semblé qu’au fil du temps, quelque-chose de l’ordre de l’étonnement, de la surprise, voire de la suspicion s’était estompé dans le regard d’autrui. Mais elle n’en aurait pas juré. Tout restait assez discret ici.

Récemment, elle était allée chercher une lettre recommandée à la poste. La postière était une femme assez volubile, parfois un peu inquisitrice au goût de Maria. Elle lui savait gré néanmoins de lui donner des nouvelles du coin dont son isolement l’aurait tenue écartée autrement. Ce jour là, elle avait fait un geste d’ouverture, lui avait-il semblé, en lui parlant d’une maison nouvellement construite, dans un village près du bourg, qu’habitaient deux garçons. A ce moment, elle avait laissé filer un silence dans la conversation. Un temps d’observation, ou un espace de libre expression pour Maria ? Et puis, comme cette dernière n’avait rien à dire sur le sujet, elle avait ajouté une de ces remarques un peu stupide mais pleine de bonne volonté, une de ces phrases tellement ressassées et tellement peu pensées qu’elles n’appartiennent plus à personne, telle que « chacun fait comme il l’entend » ou « c’est leur choix » ou « on en voit de plus en plus ». Elle voulut ajouter qu’elle les trouvait fort sympathique pour accréditer plus encore son ouverture d’esprit, mais elle fit une liaison maladroite, concessive comme « mais » ou « cela dit ».

Maria avait déjà oublié ces détails en arrivant à la maison mais de toute façon elle ne mentionna pas ces petites maladresses en racontant l’histoire à Léa de peur que celle-ci n’y trouve encore matière à l’un de ses discours militants qu’elle connaissait par cœur. Elle n’en retint que le fait qu’un couple d’homos s’était installé près du bourg, dans le village de K. et que la postière lui avait dit d’un air complice, que la société évoluait, dans le bon sens.

Et de fait, Maria qui ne pensait pas souvent, en tout cas beaucoup moins que Léa, à sa condition d’homosexuelle, avait reçu la nouvelle comme on aperçoit l’embellie au travers des nuages. Souvent, elle pensait que là bas, en amont du vallon, vivaient deux garçons pour qui il avait été beaucoup moins difficile qu’à elles de ne point se cacher.

 

***

 

         Alexandre et Richard étaient sortis pour un simple tour du jardin. Mais depuis peu, le circuit quotidien s’était sensiblement rallongé. Arrivés dans la prairie, ils restaient à regarder le travail fraîchement accompli, un peu incrédules encore devant cette terre si soudainement acquise et domestiquée. On regardait les gros arbustes épanouir leur floraison, on humait l’odeur étonnante de sous bois et de zone humide, on se repaissait du chant cristallin du ruisseau. Derrière les épais branchages d’un bosquet qui ne le laissait pas présager grondait l’océan.

         Mais au lieu de se rentrer, comme ils s’étaient munis de bottes, c’est tout naturellement qu’ils s’engagèrent dans les terrains marécageux, en contrebas de la prairie. Une vieille idée qui les obsédait guidait leur pas, sans vraiment qu’ils aient eu à échanger sur leur but. Ils voulaient rejoindre l’océan sans suivre l’asphalte, sans traverser les villages. Alors peut-être qu’en suivant le ru… Bientôt un vallon insoupçonné les avala. Partout l’eau stagnait, partout des enchevêtrements de branches moussues se reflétaient dans le miroir noir d’une eau croupie. On se serait cru en Floride. Ils peinaient à imaginer que ce petit monde existait à deux pas des sentiers battus, des maisons cossues et des jardins pourléchés. Bientôt il leur fallu s’élever sur un flanc du vallon. A leur pied apparurent alors des jardins édéniques, de vertes pelouses parcourues d’eaux vives, des palmiers et des bambous, des petites ponts et des cabanes sur pilotis, des terrasses et des escaliers, des bassins et des jets d’eau. Comment tout ce luxe avait-il pu jusqu’alors se dérober à leurs yeux ? Comment les environs immédiats pouvaient-ils être aussi facétieux ? Les jardins du val disparurent bientôt derrière des remparts de prunelliers taillés par les vents et le paysage revêtit cette sobriété soudaine qui annonce toujours la mer. Leur sentier déboucha dans un hameau dont ils ignoraient l’existence. Trois maisons. Une maison dont la restauration semblait interrompue, une autre fermée pour cause de non vacances et la troisième, où une vieille dame s’activait à donner des ordres à un jardinier. Elle les salua. Alexandre s’arrêta lui demander si un chemin allait jusqu’à la mer, ce qu’elle leur indiqua tout en leur prodiguant force autres explications sur les façons plus commodes de rejoindre la civilisation. Celui-ci crut entendre un accent, mais il n’en était pas sûr. Ils empruntèrent le sentier vers la mer jusqu’à rejoindre les chemins mille fois foulés de leurs pieds et bien connus, non sans avoir joui de perspectives inconnues.

         Pour revenir chez eux, Alexandre avait émis le souhait de s’en retourner par le même chemin. Ils repassèrent ainsi devant la vieille dame qui s’étonna de ce qu’ils n’avaient pas suivi ses conseils pour rejoindre une route. C’est que, expliqua Alexandre, ils désiraient rebrousser chemin et qu’avec leurs bottes ils ne craignaient rien. De toute façon, continua-t-il, ils ne venaient pas de loin puisqu’ils habitaient à K… Alexandre fut stupéfait de s’entendre répondre : je sais d’où vous venez. Comment était-ce possible ?

         Maria s’appliqua à ne pas les laisser partir aussi vite. Elle leur montra la petite pelouse qui butait sur le muret au-delà duquel la lande reprenait ses droits, puis le jardin arrière, plus opulent, enfin elle leur indiqua le petit passage qui permettait de descendre et d’avoir une vue sur les jardins du val, leurs bassins et leurs terrassements.

         A un moment, une autre vieille femme se tint derrière une porte-fenêtre à demi ouverte. Alors que Maria était tout sourire et invite à l’amitié, le visage de l’autre restait fermé. Un instant, Alexandre cru voir passer dans son regard des décennies de méfiance.

Alors que pour Maria, toujours optimiste, cette rencontre inopinée avec Alexandre et Richard marquait la fin d’un monde.

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Commentaires
L
Lancelot > "notre ultérieure"...Oh qu'il est beau le lapsus !
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L
J'avoue que la 'vieille femme' sur la fin m'a surpris : Maria ? je ne m'y attendais pas. Même si tu l'avais laissé entendre plus haut "elles étaient devenues des femmes vieillissantes depuis dix ans qu'elles habitaient là". Aurais-je une déviation mentale consistant à systématiquement rajeunir, dans ma tête, les couples homos ? Défier les tabous, une preuve de jeunesse ? Bien sûr que non. Mais en fait ce qui m'a induit en erreur, c'est surtout le fait que la vieille dame en question "donnait des ordres" à un jardinier. Je n'imaginais ni Maria, ni Léa, en train de donner des ordres à un jardinier. Pourquoi, au fait ? Parce qu'elles devraient forcément vivre repliées sur elles-mêmes ? Bien sûr que non, quelle idée. Mais encore une fois, un autre "tic mental". C'est très intéressant, tous ces fils que tu me fais tirer, là, débouchant sur des surprises et des remises en question.<br /> <br /> J'ai bien aimé la scène avec la postière. Ah les postières ! Toujours au féminin d'ailleurs. La mienne est moins sympa que celle de Léa. Affaire à suivre, dans une notre ultérieure, peut-être.
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K
Cornus> Point de cryptologie, je n'ai brodé que sur le vraisemblable - Seul le dernier chapitre est vrai. Mais je serais bien triste de m'être trompé en inventant le début
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C
Non rien, il me semble noter un certain retour à la cryptologie fictionnelle.<br /> Sinon, bien, l'histoire des ruisseaux que l'on suit vers l'amont ou vers l'aval me parle énormément, tu ne devines pas forcément à quel point.
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L
Dites donc les garçons, on dirait que le printemps vous turlute ?
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