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EN ALAN AR MEURVOR
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18 novembre 2010

LE NOYÉ DU GRAND PONT (6 et FIN)

Aline avait acheté un cahier, en cachette de son fils qui n’aurait pas manqué de la questionner sur cet acte hors du commun. Elle ne désirait pas avoir à expliquer son geste, pas même à ce grand gaillard qui était la personne dont elle était la plus proche. Il n’y avait rien d’inavouable dans ce subit besoin d’écrire mais elle était sans doute elle-même assez peu confiante en ses aptitudes pour que son entreprise demeurât un secret. Et de ce jour, elle profita des activités nautiques de David pour s’attabler à une terrasse de café dument choisie, commander un thé et ouvrir son cahier là où elle avait laissé son récit en suspend. Elle élisait toujours une terrasse en bord de mer, avec vue dégagée et par-dessus tout, elle souhaitait pouvoir entendre la pulsation des vagues grâce à laquelle elle réussissait d’emblée à s’extraire des contingences environnantes et à s’abîmer dans la réalité des mots. C’était une expérience inédite pour la commissaire. Ses seuls travaux d’écriture jusqu’alors consistaient à rédiger des rapports d’enquête. Lorsqu’elle avait clos le dossier Yañez, elle avait dû, ni plus ni moins que pour toutes les affaires dont elle avait été en charge, écrire ce damné compte-rendu dont le souvenir la taraudait encore. Aline ne pouvait que constater, sans en comprendre réellement la raison, que cette histoire l’avait affectée au-delà du raisonnable et cette maudite copie, toute en sècheresse et en faits avérés, pétrie d’une objectivité qui ôtait tout sens à la vie, lui était restée sur la conscience comme un acte malhonnête. Son petit cahier d’écolière, Aline l’avait compris à posteriori, elle le remplissait pour se racheter.

 

Je sais que le fracas étourdissant des vagues n’y était pas pour rien. Le grondement des rouleaux explosant sur le sable atténuait nos voix, le souffle du large contrariait notre respiration et quoi que nous nous époumonions, on aurait cru que nous chuchotions. Les plus graves confessions en étaient allégées et s’envolaient comme l’écume soulevées par les tempêtes. Etrangement, c’est au moment même où j’ai acquis la certitude que tout allait m’être révélé que j’ai laissé tomber le costume rigide du commissaire Donnart. J’ai cessé de poser des questions, j’ai cessé de camper un personnage qui me protégeait comme une cuirasse, je me suis contentée d’écouter la confession qu’on m’offrait, à moi et non à l’autorité que j’étais censée représenter. Les quelques remarques que j’ai formulées, les quelques précisions que j’ai demandées s’étaient formées dans l’esprit d’Aline et je n’aurais pas eu une autre attitude s’il s’était agi d’un ami très proche. Il y avait eu, dès l’entrée de Bruno en scène, une étincelle entre nous, de celles qui ne jaillissent que rarement entre deux êtres et que rien ne peut expliquer. En d’autres circonstances et n’ayant pas su ce que je savais de lui, mon esprit fantasque se serait aussitôt laissé aller à de douces rêveries à son sujet. Je nous aurais imaginés dans un bar un peu trop bruyant, un peu trop bondé et progressivement, la musique, le brouhaha des voix innombrables, même les éructations des clients éméchés, de gênants qu’ils avaient été se seraient mués en une molle ouate de sons indistincts et auraient fait l’écrin de notre premier sourire de tendresse. Par quoi Bruno avait-il bien pu être attiré chez moi ? Pour qu’il me poursuive d’une folle course sur la grève, pour qu’il me confie ce que même son compagnon ignorait encore ?

J’ai très vite remarqué qu’il tenait à me raconter bien plus que n’en exigeait la révélation finale. Bruno me parla de sa rencontre avec Jérôme, une vingtaine d’année plus tôt. Je me souviens de cette expression surprenante qu’il avait utilisée, que l’amour s’était installé ente eux. Il en parlait à la façon de l’architecte qu’il était, les fondations solides, les murs qui s’élevaient et les étages qui s’ajoutaient les uns aux autres. Bruno prenait un plaisir évident à faire revivre ces premiers moments de cette longue histoire d’amour mais je trouvais à ces sourires répétés une arrière-teinte mélancolique qui rappelait l’évocation des beaux jours quand l’hiver s’annonce. Je ne m’en étonnai pas outre mesure alors que ce déferlement verbal nous amènerait inéluctablement aux causes de la mort d’un homme. Pourtant, le lien m’échappait encore totalement. J’avais été plus surprise par la familiarité avec laquelle Bruno s’était très rapidement adressé à moi. « Ah, j’ai oublié de vous dire comment nous nous sommes rencontrés, vous allez rire, ça n’est pas très romantique. Jérôme était tout bonnement mon dentiste ! » Il m’affirma que la position du patient en train de se faire soigner une dent est la meilleure qui soit pour admirer des yeux. Et les yeux de Jérôme penché sur lui, un peu plissés pour augmenter une acuité qu’exigeait la minutie de la manipulation, tandis que la puissante lampe braquée sur sa bouche l’éblouissait un peu, avaient agi comme le meilleur des anesthésiants. Il aurait voulu que les soins eussent duré le plus possible. Après que le curetage et le plombage étaient terminés, Bruno trouva soudain quelque urgence à un détartrage qui aurait pu attendre et de fil en aiguille devint évident à l’un comme à l’autre leur même orientation sexuelle et leur attirance mutuelle. L’entente sexuelle avait été immédiate, le reste s’était donc… installé. C’est sa rencontre avec Jérôme, alors qu’il n’avait connu que des liaisons brèves et qu’il n’avait d’ailleurs jamais vraiment envisagé ou même souhaité qu’il en fût autrement, qui avait fait resurgir le rêve d’enfant, devenu mémoire d’études : la villa des sables. Plus que les prémisses du couple, la genèse de cette maison me passionnait. L’histoire de ma vie et des lieux que j’ai fréquentés est jalonnée de maisons mystérieuses qui m’intriguent de par leur architecture, leur situation ou bien leur jardin opulent qui les masque à demi. Devant ces demeures, j’ai aimé musarder pour en imaginer l’agencement intérieur, surprendre quelques détails qui m’en diraient plus sur ceux qui vivaient là. Il y en eut de tous les styles, des pseudos manoirs aux pierres sombres aux villas balnéaires biscornues et garnies de faux colombages en passant par les bâtisses les plus modernistes faisant fi des vieilles conventions. La villa des sables n’appartenait, à mes yeux, à aucun modèle connu. Résolument contemporaine, elle faisait plus d’un clin d’œil à la tradition, mais surtout, elle était le miroir perpétuel du ciel et de la mer. Moitié solide, moitié mirage, elle me faisait penser certains jours à la paroi d’une bulle de savon qui s’étiole avant de disparaître. Mais si cette plage m’était un but de promenade récurrent, n’habitant pas le coin, je n’avais eu vent d’aucune des rumeurs qui ne devaient pas manquer sur cet édifice singulier habité d’un couple hors norme. Jérôme n’avait jamais vraiment envisagé que les plans de cette maison sortent un jour de leur carton. La vie de couple avait joué dans l’incarnation du rêve de Bruno le même rôle que celui du terreau dans la germination de la graine. La demeure tenait ses promesses et son histoire me laissait admirative alors que dans ma vie ancienne j’en étais venue à haïr ma propre maison, les mensualités trop lourdes, l’entretien, le jardin qui se voraçait de mon temps, cette somme de contraintes qui n’agissaient que comme révélateur du délitement de mon mariage. Celle-ci n’avait pas été bâtie pour se conformer à un modèle, elle était défi à la mer, au vent, à l’usure du temps sur les édifices et les sentiments.

 

Aline allait alors écrire : «Et la vie s’était écoulée ainsi pendant plus de dix ans. » Mais elle raya la phrase en soupirant. C’était sa première confrontation consciente au piège des idiotismes, des formules prêtes à l’emploi qui vous arrivaient sous la plume presque à votre insu. Il lui faudrait être vigilante désormais.

 

Bruno ne raconta pas par le menu ce qu’ils vécurent pendant plus de dix ans. L’amour se transforma mais ne faiblit pas. La petite goupille qui maintenait les deux pièces solidaires tenait bon au fil des années. L’édifice amoureux tenait au mortier de l’évidence plus que de l’effort. Il y eut bien sûr des concessions, des renoncements mais qui s’imposèrent plus qu’ils ne se négocièrent. Bruno admit que leurs activités professionnelles respectives étaient très accaparantes. Jérôme accumulait un nombre d’heures de travail par semaine invraisemblable et Bruno alternait les périodes de conception de projets qu’il passait à la maison et les voyages dans le monde entier pour étudier les sites d’implantation, faire de la représentation aussi. Le temps dont ils disposaient pour eux deux était donc parfois compté et Bruno n’excluait pas que cette contrainte leur ait permis de cultiver ce qu’il leur restait d’amour du célibat et ait contribué à maintenir la flamme rougeoyante. Le tableau était idyllique, presque abstrait pour moi et je m’interrogeais sur cette insistance de Bruno à caractériser la nature de son union avec Jérôme. Je n’étais pas loin de penser qu’en bon architecte, il posait les bases de ce qu’il allait aborder ensuite, les bases nécessaires à ce que je comprenne, nécessaire à mon adhésion, peut-être.

 

David se tenait face à elle, dégoulinant, sa planche de surf sous un bras alors que de l’autre il effectuait des moulinets dans l’air destinés à signifier quelque chose à sa mère qui tardait à comprendre.

-         Les clefs, maman, de la voiture. J’ai hâte de me changer !

 

Il est vrai que ce jour là le vent avait tourné et il ne faisait plus si chaud. La Galice était une région surprenante qui ne manquait pas d’en rappeler une autre à Aline. Elle avait refermé son cahier un peu trop brutalement et le regard amusé de son fils ne lui échappa pas. Cet infime éclair d’ironie dans sa prunelle ne pouvait être le fruit d’une intuition subite de David. A coup sûr, il avait déjà repéré son manège et s’en amusait sous cape. Aline fut touchée de cette délicatesse. D’un regard il lui signifiait qu’il n’était pas dupe mais il ne la taquinerait pas plus.

 

Aline et David avaient convenu que le lendemain serait relâche, surfistiquement parlant. Ils agréaient tous deux une bonne marche. David n’était pas encore sevré du plaisir ancien de sentir la faim le gagner dans l’effort et de résister le plus longtemps possible avant de réclamer l’arrêt pique-nique. Les sandwichs de sa mère étaient inimitables, il ne comprendrait jamais comment, à partir d’élément si simples, elle parvenait à concocter une nourriture aussi savoureuse. Ils passèrent donc ce jour-là à  longer les vertigineuses falaises du Cap Ortegal. On aurait dit qu’un bout d’Ibernie s’était détaché de son île et s’était échoué au nord de l’Ibérie.

Aline ne put donc recommencer son manège que le lendemain, sur une terrasse de Fisterra.

 

Bruno s’était tu assez soudainement. Son silence ne me gêna pas immédiatement tant il semblait naturel, en un tel endroit, d’accorder une pause à son auditeur, ou à soi-même, et de réentendre comme par magie le grondement des vagues, le ricanement des goélands. Mais j’eus alors l’impression que son mutisme se prolongeait un tantinet trop longtemps et nous arrivions en bout de plage. Il paraissait qu’il fallût prendre une décision, tant aux promeneurs que nous étions, qu’au narrateur qu’il était. « Ce sentier remonte à travers la dune. » Il m’invitait à le suivre. La plage, l’océan prenait un autre aspect à mesure que nous nous élevions. Le bruit des vagues était assourdi, le grand souffle atténué. Aussi graduellement nos voix se timbraient, avaient une autre résonnance. Le creux d’une petite dépression sableuse m’apparut si silencieux, si calme que je crus retrouver l’intimité d’une pièce. Bruno s’assit. « J’aime ce petit coin précis. J’y ai des souvenirs. » Je l’imitai.     C’est alors qu’il reprit son récit sans me regarder, l’œil fixé devant lui, comme s’il cherchait à capturer des éclats de turquoise de la mer à travers le dense rideau des hautes herbes.

« Nous avions de temps à autres, quand l’envie nous en prenait, une distraction un peu particulière. Nous ramenions un homme à la maison, pour qu’il partage notre lit. Je sais que cet aveu peut surprendre ou même choquer hors du « milieu » mais ça ne devrait pas. Bien au contraire, j’estime que nous faisions en cela preuve d’une grande moralité. Nous conservions notre complicité jusque dans nos désirs extraconjugaux. Nous ne pouvions les nier alors nous les assouvissions de concert. Agissant ainsi, nous évitions les éventuelles jalousies, ou autres sentiments négatifs qui peuvent surgir lorsque l’autre commet un écart. Je m’en suis toujours tenu à cette fantaisie là. Jérôme sans doute aussi, on ne peut jamais être tout à fait sûr. La recherche du partenaire était une bonne part du plaisir que nous tirions de ce genre d’expériences. Ce furent d’abord les bars gays, peu nombreux dans la région, puis vint l’ère Internet, qui nous facilita grandement la tâche. Enfin, c’était à la fois plus simple et plus compliqué.  Il fallait se fier à une photo, à un discours. Inviter chez nous une personne avec laquelle nous n’avions eu qu’un contact virtuel est un pas que nous avons mis un certain temps à franchir. Et un jour, nous sommes tombés sur Gabriel. »

Ce traité de chasse à l’homme ne pouvait ne se terminer que par l’entrée en scène de Gabriel, mais j’avais beau m’y attendre, je sursautai presque en entendant son nom qui me ramenait à la réalité de cet entretien, à ma mission. J’avais inconsciemment adopté la posture de celle à qui un inconnu se confie au comptoir d’un bar, sur le quai d’une gare paralysée par la grève. Et puis, je me fustigeai intérieurement d’avoir si peu d’imagination en matière sexuelle. Je croyais tout à l’heure avoir balayé tous les cas de figures possibles. Il ne m’était pas venu à l’esprit que Gabriel fût l’amant des deux ! Bruno était de nouveau demeuré silencieux, me laissait-il un répit avant de poursuivre ? Car à ce moment, c’est une crainte sourde qui commençait à m’envahir. L’issue inéluctable de cette tranche de vie racontée n’était-elle pas un aveu ? A moins qu’elle soit une dénonciation ? Toute cette sympathie témoignée et que j’avais accueillie en oubliant les garde-fous habituels n’était-elle qu’une tentative naïve pour adoucir une justice dont je ne répondais nullement ? Mais je n’eus pas le loisir de pronostiquer qui de Bruno ou de Jérôme sortirait de la villa des sables menottes aux poignets. Bruno reprenait le fil de sa narration comme s’il ne s’était pas arrêté.

« Oui, Gabriel ne fut au départ qu’un de ces hommes dont le séjour ici ne devait excéder la soirée. Enfin, je ne peux pas dire non plus qu’il ne sortait pas du lot. Nous nous étions même dit assez trivialement quand rendez-vous avait été pris que nous avions décroché le gros lot. Il semblait être bien au-delà de ce à quoi nous pouvions prétendre. Très jeune, très beau aussi d’après la photo qu’il avait mise en ligne. Notre premier réflexe avait même été la méfiance. Ca n’est guère dans notre nature mais cet apollon qui se jetait dans nos bras avait quelque chose de trop beau pour être vrai. Je me souviens de son arrivée, ce soir là, la première fois où nous le voyions. Serais-je risible si je dis que je crus assister à une apparition ? Son physique bien-sûr plus charmant encore que ce que donnait à voir la photo, mais son attitude aussi tranchait. Je ne percevais pas cette vague tension, ce léger malaise de toute personne qui en rencontre une autre dans le seul but, fixé à l’avance, d’avoir une relation sexuelle avec elle. Sa façon d’être, tout en étant chaleureuse, n’avait rien de conventionnel. Il ne s’était pas saisi du sujet facile de la villa pour meubler la conversation en nous complimentant, ce que fait la plupart sans qu’on sache vraiment l’opinion réelle d’aucun. Petit à petit une vraie conversation s’instaura. En temps voulu il s’intéressa à notre maison, demanda à la visiter et il émit des remarques qui prêchaient pour une vraie sensibilité à l’architecture. A l’heure du dîner nous improvisâmes une collation puis, comme c’était juin, la beauté du jour qui ne veut pas mourir nous attira inévitablement sur la grève. Gabriel tenait absolument à voir la boule de feu plonger dans l’océan. Comme nous nous étions éloignés passablement de la maison, il faisait nuit sur le chemin du retour. Jérôme avait suggéré de rentrer par la dune. Nous sommes passés ici même, où nous sommes assis. On n’y voyait plus goutte. Nous nous trompions de trace, nous nous tordions les pieds et riions comme des idiots. Ayant regagné enfin la maison, Gabriel qui avait un peu trop bu, un peu trop ri, se sentait incapable de reprendre sa voiture. Dès ce premier soir, nous lui avions donné la chambre de galerne, celle qui regarde d’où viennent les sombres nuées. Il n’y eut pas de sexe. Ni Jérôme ni moi ne le regrettions vraiment, nous avions passé une très agréable soirée. Nous étions juste curieux de comprendre, à posteriori, pourquoi les choses s’étaient passées ainsi. Gabriel avait-il été déçu en nous voyant et avait-il préféré passer une soirée amicale ? Ou bien était-ce nous, qui, toujours un peu intimidés par la beauté du jeune homme, n’avions pas osé l’aborder sous cet angle ? Il parti assez tôt dans la matinée car il avait un spectacle dans l’après midi. Mais la veille du week-end suivant, c’est lui qui nous téléphonait pour exprimer son désir de nous revoir. Jérôme et moi étions assez incrédules et en même temps nous avons accueilli cette nouvelle comme allant de soi. C’est curieux parfois ces sentiments paradoxaux qui nous envahissent. Gabriel est arrivé le samedi, en début d’après-midi. A peine avait-il passé la porte qu’il se jeta sur nous. Dois-je dire que de toutes les expériences de ce genre que nous eûmes, celle-ci fut la plus enivrante. A l’aune du souvenir du premier week-end, cette seconde visite nous apparut pourtant plus distante. La relation charnelle avait tout absorbé de ce qui pouvait s’échanger entre nous ce jour-là. Gabriel ne s’éternisa pas et dès son départ, Jérôme et moi sentîmes que quelque chose avait changé entre les murs de la villa des sables. La demeure nous sembla brutalement plus vaste, plus vide, comme si nos deux existences parvenaient difficilement à la meubler. Le léger malaise qui hantait les vastes pièces était indéfinissable, fuyant, il glissait sous l’emprise de la logique. Jérôme et moi, si enclins habituellement à exprimer nos états d’âme, dussent-ils froisser l’autre, portions nos silences respectifs comme des fardeaux. L’avenir nous révèlerait cette funeste et précoce intuition. La quinzaine qui suivit fut étrange. Nous ne cessions, l’un comme l’autre, l’un sans l’autre, de ressasser ce samedi après-midi. Nous nous avouâmes longtemps plus tard que la même question nous indisposait : fallait-il reprendre contact avec Gabriel ? Une telle perspective ne s’était jamais profilée à la suite des précédentes aventures à trois. Le qualificatif « sans lendemain » était, à notre idée, consubstantiel à ce type de rencontres et rien n’était destiné à la remettre en cause. Nous en avons parlé des heures durant, bien après, nous contraignant à la plus grande honnêteté vis à vis de l’autre et de soi-même. Pour autant, nous n’avons jamais été certains de ce qui nous animait : désir de retrouver un corps dont plus jamais, sans doute, la vie nous offrirait de semblable, besoin de dissiper notre trouble après son départ précipité, incapacité de cantonner Gabriel au rôle d’amant d’un jour à cause de la soirée envoûtante qui avait précédé ? Ni l’un ni l’autre en tout cas, pendant les deux semaines qui suivirent, ne fit la moindre tentative pour contacter Gabriel. L’initiative ne pouvait venir que de nous deux conjointement ou bien… de lui. Sans-doute espérions-nous cela secrètement. C’est ce qui advint. Ce vendredi soir là, la sonnette retentit. Gabriel se tenait, sourire ingénu aux lèvres, devant la porte. De toute autre personne nous aurions pensé que son culot était immense pour ne pas dire son sans-gêne. Mais les choses faites à sa manière se passaient de justification, de légitimité. Il avait ce don de l’élégance dans sa manière d’être, comme s’il dansait sa vie. Nous le fîmes entrer sans savoir à quoi nous attendre, ou pour mieux dire ce qu’il attendait de nous, de nos corps ou de notre compagnie. Gabriel ne nous laissa guère dans l’expectative. Il voulait discuter, à sa façon, faite de phrases lapidaires qu’il fallait parfois interpréter. Il appréciait notre compagnie, il avait aimé faire l’amour avec nous. Il ne cherchait la compagnie des hommes que pour le sexe mais il était las de la traque. Alors, si nous étions disposés, il aimerait nous voir régulièrement. Il ne cherchait rien de plus et donc ne sèmerait pas la zizanie entre nous. C’est embarrassant de devoir répondre à deux à un interlocuteur unique. Nous ne sommes pas, Jérôme et moi, à ce point fusionnel que l’un ou l’autre puisse prendre la parole au nom des deux sans consultation préalable. Mais Gabriel, faisant preuve de cette délicatesse que nous n’aurions de cesse d’apprécier par la suite, s’éclipsa aussi furtivement qu’il était apparu, se bornant à nous lancer un « on s’appelle pour se tenir au courant », phrase banale s’il en est mais qui fut prononcée d’une voix qui signifiait beaucoup. Qu’il comprenait que nous souhaitions en parler tous les deux, qu’il n’y mettait aucune pression, qu’un refus de notre part ne l’affecterait pas incongrument.
Nous en parlâmes dès qu’il eut tourné le dos. Nous convînmes tout d’abord que nous étions flattés de cette proposition et qu’il fallait tenter d’aller au-delà de ce sentiment d’allégresse qui nous aurait fait tout accepter. Mais nous eûmes beau examiner et ré examiner toutes les éventualités, nous ne trouvâmes pas sujet à méfiance. Jérôme téléphona à Gabriel le surlendemain et le convia à passer le prochain week-end avec nous. »

         Il me semblait deviner ce que Mills avait condamné à mi mots. Je ne pouvais m’empêcher de penser que l’avenir lui avait donné raison. N’en avais-je pas assez entendu pour conclure que Gabriel était mort de cette étrange situation alors même que j’ignorais comment et pourquoi. J’eus de nouveau quelques remords à m’être laissé aller à pareille facilité. La fin tragique de Gabriel ne s’accordait-elle pas trop bien à mes préventions morales, ne me confortait-elle pas dans mes valeurs sclérosées ? Peut-être Bruno avait-il eu conscience des interrogations qui m’avait soudain traversée. Il se tut et se tourna vers moi. Comme pour recueillir quelque chose à la source de mes yeux, y distinguer l’ombre des pensées qui m’avaient un court instant détournée du flux de ses paroles. Je m’efforçai de n’y laisser paraître ni complaisance, ni jugement d’aucune sorte, rien que de l’attention. Alors il reprit.

 

« Gabriel passa la majorité de ses week-end laissés libre par ses activités artistiques à la villa des dunes. Jusqu’à sa mort. Bien que cette relation ait duré un peu plus d’une année, je ne sais trop, aujourd’hui encore, la qualifier. Vraiment, je l’ignore. Sans doute conviendrait-il de dire que Gabriel était un ami-amant. Tout semblait si réglé, séparé. Les longues heures d’amitié partagée, de promenades le long de l’océan, de bon repas, de musique aussi quand il nous honorait de son violoncelle et d’autre part, les moments de sexe sans emballage, direct, rentable. Certaines choses se sont alors installées insidieusement, sans que nous y prenions garde. Nous avons été aveugles pendant de longs mois à ce qui nous arrivait, à Jérôme et à moi. Certes avions-nous, de temps à autre, une discussion à cœur ouvert au sujet de Gabriel. C’était même devenu une sorte de rituel, comme un contrôle médical qu’on doit effectuer régulièrement, histoire de vérifier qu’aucun de nous deux ne basculait dans quelque chose qui dépassait les limites du contrat initial, ne se laissait emporter au gré du courant d’un sentiment amoureux naissant. Et, Madame la commissaire, en toute sincérité, nous avons su éviter cet écueil. Mais à trop procéder  à cet examen réciproque qui devait nous garantir contre tout débordement, nous avons tout bonnement omis de nous regarder nous, notre couple en tant qu’entité. Et quand enfin nous avons ouvert les yeux, notre manque de lucidité passé nous a étourdi d’incompréhension. Jérôme, un soir, a prononcé la phrase qui a levé le voile sans ménagement : Bruno, as-tu seulement remarqué que nous n’avons pas fait l’amour tous les deux depuis plusieurs mois ? Je baissai les yeux comme un gamin pris la main dans le sac alors que je ne portais pas plus de responsabilité que lui. Comment était-ce arrivé ? Le désir mutuel peut s’éteindre mais il ne s’agissait pas de cela. C’eut été trop simple. Non, l’un comme l’autre nous attendions que Gabriel fût là, nous avions besoin de lui. Il était devenu le catalyseur nécessaire à la réaction chimique. Comme il était le catalyseur de nos week-ends. Que faisions-nous lorsqu’il n’était pas en notre compagnie mais en train de danser sur les scènes du pays ? Qu’avions-nous entrepris qui ne fût rien que pour nous deux depuis tout ce temps ? Voila que nous confessions l’un à l’autre des choses dont nous avions omis de parler par pure inconscience. Qu’avions-nous fait si ce n’est surveiller notre image avec angoisse ? L’angoisse du jour où fatalement Gabriel ne pourrait plus voir en nous que des vieillards et nous abandonnerait dans ce chemin de non retour. Notre image ? Si seulement ! Bien pire, l’image de l’autre ! Sournoisement, en cachette de soi-même, nous nous épiions, à l’affût, chez l’autre, de la première marque de l’irrémédiable tournant. Qui de nous deux serait, le premier, responsable de la fuite de Gabriel. Gabriel, envolé, menant une vie insouciante dont nous ne saurions plus rien, Gabriel vivant son existence et nous retirant la nôtre. Nous tombâmes alors dans les bras l’un de l’autre et notre étreinte fut telle que nous n’en avions pas connue depuis fort longtemps. Nos corps se séparèrent enfin alors que nos regards restèrent plongés l’un dans l’autre comme le symbole d’un ciment trop négligé. Sans avoir besoin de le formuler, au travers de ce seul regard douloureux, nous nous mîmes d’accord pour rompre l’enchantement, casser la dépendance toxique dans la quelle nous étions entrés. Dire adieu à cette drogue. »

         Le mot drogue souleva en moi un spasme. Les froides eaux du bras de mer m’emplissaient les poumons, je suffoquais, la mort de Gabriel se rejouait en moi. J’avais recueilli des aveux de meurtre à plusieurs reprises et la chose m’avait bien-sûr toujours été douloureuse, mais cette fois c’était différent, je ne m’en sortirais pas, je me noyais moi aussi dans l’angoisse criminelle de ce couple, qu’on aurait qualifié de diabolique si on ne l’avait comme moi, entendu suffoquer, se débattre et se sauver au prix de la vie d’autrui. J’osai risquer un œil en direction de Bruno qui fixait toujours la mer au travers des hautes herbes, puisant en elle l’énergie de finir son récit terrible. Son visage était humide des larmes qui coulaient… depuis quand ? Et je remarquai aussi, pour la première fois, sa main droite qui semblait serrer quelque chose, à s’en blanchir les articulations, je l’aurais juré, dans la poche de son pantalon.

         « Nous n’avons rien vraiment calculé. C’était de l’improvisation totale. Nous nous y sommes pris sans doute comme des imbéciles. Le samedi suivant, Gabriel était de retour, après un week-end d’absence. J’ignore si nous avons donné le change ce jour là, mais nous avons essayé de ne rien laisser paraître et avons attendu le dimanche… »

 

         Je luttais pour ne pas lui hurler de se taire, de ne pas continuer.

 

         « … C’est moi qui l’ai fait. Jérôme s’est dégonflé, je ne lui en veux pas. J’ai emmené Gabriel sur la plage, vous voyez, la mer me donne du courage. Je me suis laissé abrutir par le bruit des vagues, saouler par le vent marin jusqu’à n’être plus moi-même et je lui ai dit que Jérôme et moi nous sentions en danger, et avions décidé de cesser notre relation avec lui. Après tout, n’était-ce pas comme au premier jour, lorsqu’il nous avait laissé le choix, que rien de grave n’en dépendait. J’ai parlé, parlé, pour ne pas laisser prise à la rétorque, ou ne pas l’entendre. Je me suis lamenté, sur notre âge, la soudaine fragilisation de notre couple, sa beauté arrogante. Déjà je ne le voyais plus, comme si son corps aérien s’estompait dans les embruns. D’ailleurs à un moment, je vis qu’il n’était réellement plus là. Très loin, je vis la petite tache blanche de son jogging escalader les marches de bois qui mènent à la terrasse de la villa. Je me laissai choir sur le sable, hagard, sale des paroles que je venais de prononcer. Je restai là, à fixer le ciel qui prenait ses teintes pourprées du soir où passaient sans hâte des nuages violets à l’est et orangés à l’ouest. Jusqu’à ce qu’une langue d’eau salée inonde mes pieds. Je courus jusqu’à la maison. Elle était vide. Alors j’empruntai l’escalier jusqu’à la chambre de galerne. Le blouson de Gabriel avait disparu, ainsi que ses clés de voiture que j’avais remarquées plus tôt négligemment jetées sur la petite table de teck. Et puis, de le voir là, à sa place, fut comme un hurlement de silence qui me sautait au visage : le violoncelle, son violoncelle qu’il n’oubliait jamais de reprendre à chacun de ses départs était appuyé au mur. Pris dans ses cordes, un bout de papier me faisait comme signe. »

 

         Je vis alors Bruno sortir ce qu’il tenait serré dans sa poche. Il déplia le bout de papier et me fit la lecture d’une voix blanche :

 

         « Je n’ai pas pu écouter Bruno jusqu’au bout. Je vous aime, tous les deux, comme je n’avais jamais aimé avant. Je n’ai pas su vous le dire. Cela a été mon tort. Entendre Bruno me dire que je vous mettais en danger alors que je pensais vous donner ma vie a cassé quelque-chose dans ma tête. Je fais tout de travers, sans doute. Je ne fais pas ce que je vais faire pour vous punir, mais imaginer vos existences sans la mienne m’est insupportable. Longue vie à vous. Gabriel. »

 

         « Jérôme est rentré peu de temps après. Il sentait le whisky. Il n’en pouvait plus d’attendre mon retour de la plage et était allé au pub dans le bourg voisin. Il n’a pas vu Gabriel repasser par la maison et partir. Voila commissaire, comment nous avons tué Gabriel et notre couple. Jérôme soupçonne ce qui s’est passé, il ne trouve plus l’une de ses boîtes de somnifère mais je ne lui ai pas montré la lettre. Je n’y arrive pas. »

 

***

David trouva sa mère appuyée sur son cahier resté ouvert, le stylo à la main et le regard perdu dans le vague. Elle pleurait en silence. Mais il n’osa pas lui poser de question.

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Commentaires
V
DE la lecture en retard qui me laisse une drôle de sensation ce matin. Je m'attendais au suicide mais les raisons m'ont pris de court.Ce qui me touche le plus c'est qu'on a de l'empathie pour tous les personnages. Beaucoup de finesse.
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K
A tous> Merci pour vos remarques. Une petite anecdote :<br /> En pleine rédaction de la fin de cette histoire je fais une pause pour écouter le message du répondeur, depuis l’ordinateur. C’est une dame de France 3 qui veut savoir je connais l’œuvre d’un architecte contemporain qui a construit, en Bretagne, des villas à l’architecture particulière. Je ne connais pas, et donc je ne troquerai pas ma tenue de monsieur cathédrale et PD bretonnant de service pour la télé contre monsieur villa contemporaine. Mais quelque chose d’étrange me trotte dans la tête, un familiarité inexpliquée en raccrochant. Et soudain, Je comprends! J’étais justement en train de décrire le métier de Bruno !
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C
Ce qui m'a le plus touché, bien sûr, c'est l'analyse par lui-même des sentiments d'un homo vieillissant, seul ou en couple. Je ne veux pas m'épancher ici, mais sache que tes mots ont eu une grande résonance en moi. Alors, comme Cornus, merci.
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C
C'est incroyable comment je suis entré dans cette histoire. Une histoire tordue en apparence, mais qui semble en réalité d'une grande crédibilité. Je n'avais pour ma part pas pensé au suicide (j'avais cru comprendre au départ que cette hypothèse avait été mise à mal). Cette dernière partie en particulier par sa longueur, par la sincérité des personnage (dont Bruno), par son côté ancré dans la réalité présente (Aline et son fils occupés à des choses de la vie concrète) nous rend gourmand des confessions qui sont faites et de leur sincérité. Donc, on y est vraiment, et on se sent bouleversés de ce qui est arrivé à ces trois hommes, de la sensibilité de Bruno et plus encore de Gabriel qui va jusqu'à se supprimer. Et on y croit.<br /> En définitive, je me sens ému à mon tour par la tournure prise par cette histoire. Et puis, on pense aussi du bien d'Aline. Bref, une belle réussite. Merci
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L
Personnellement, au début (dans les premiers chapitres) j'avais des doutes. Mais j'ai été convaincu du suicide dès qu'ils se sont installés dans cette relation à trois où tout semblait fonctionner sans heurt. Cette conjugalité, cette douceur jour après jour, semaine après semaine, ne pouvait pas déboucher sur un meurtre. En tout cas pas un meurtre commis par Bruno ou Jérôme.<br /> <br /> J'ai beaucoup aimé la longue 'confession', qui se lit sans heurt et se déploie lentement . Une phrase, en particulier, m'a accroché, parmis tant d'autres : "Il avait ce don de l’élégance dans sa manière d’être, comme s’il dansait sa vie."<br /> <br /> Un grand merci pour ce beau moment de plaisir.
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