CA POUSSE
Entre deux averses, je fais un tour. C'est toujours risqué un tour, en ce moment. On risque de s'y perdre. Non que le jardin soit devenu si luxuriant qu'on s'y égarerait, mais il y a tant de choses à voir, on veut prendre des nouvelles de tout le monde, des pousses et des floraisons, on se laisse facilement détourner par des acteurs inattendus, des personnages clandestins, arrivés tous seuls ou bien dont on avait oublié l'existence ou même qu'on croyait mort... Je descends jusqu'à Park Pontig, toujours un peu incrédule de ce tour plounéourien qu'il prend. La pluie ne m'attriste pas, surtout quand elle rehausse et exalte la verdeur. Qui serait triste de voir les pousses de rhododendrons auxquelles les averses donnent une raideur conquérante comme autant de vertes érections...
Et là, dans le chemin en contrebas, devenu bien visible depuis que les tempêtes hivernales ont abattu les ormes maladifs, il y a ce vieux monsieur que j'apperçois souvent sur la route et que je ne connais pas vraiment. Il habite une maison dont le jardin a autant de fantaisie que celui de Cheverny. La pelouse s'interromp pour laisser la place à des rectangles de patates, de dahlias ou de rosiers.
Il est près du ruisseau qui a repris une soudaine vigueur avec la pluie. Je lui dis bonjour. D'un sourire édenté, il me dit que ça coule bien. Je réponds sur le caractère éphémère du débit à cette saison. Il me répond que "ça pousse".
Au ton qu'il a eu pour le dire, je devine que ça n'est pas une bonne nouvelle.
Il jette un oeil sur ma prairie. "Vous avez coupé aussi".
De quoi parle-t-il? Des ormes qui sont tombés? De la bordure de ronces remplacée par les rhodos? J'ai surtout planté, mais lui retient que j'ai coupé.
"Enfin, j'ai fait un jardin, réponds-je. j'ai mis des rhodos tout autour. Et les arbres sont tombés, j'en ai planté d'autres..."
Il regarde de nouveau les frondaisons autour de lui... Ça pousse... Et le lierre aussi, ça pousse....
Le désarroi était perceptible. Il pleuvait et ça poussait. Tout ce qui moi me réjouissait, mes plantes bien sûr, mais le lierre aussi, et les orties et les fougères, tout cette belle énergie de la nature d'instinct me réjouit même si je sais devoir parfois la combattre.
Mais lui, ça l'angoissait. Il porte peut-être en lui, comme tous ces vieux bretons (mais les autres campagnards sont peut-être semblables) la mémoire collective des défrichements médiévaux, de cette lutte acharnée contre la forêt, du drang nach osten du XIIème siècle, des désouchages titanesques pour cultiver la terre...
J'en ai vu tant des comme lui. J'en ai tant entendu dire contre les arbres des vieux d'ici... Des arbres pourtant si modestes sur ces terres atlantiques.
Regardez bien toutes les cartes postales anciennes du littoral, ou même dans les terres (bretonnes). On voit les croupes des vallées, les courbes des coteaux, aujourd'hui cachées par les arbres... Il y a beaucoup plus d'arbres qu'il y a un siècle, s'il on excepte les talus.
Il y a bien des sujets intéressants de socio-botaniques à explorer...