DES LIVRES-BALISES AU MILIEU DE LA MER
Voila bien deux jours propres à mériter ou tout du moins à susciter un compte-rendu bloguesque mais la vague intention que j'avais d'en parler ici a été bousculée, sans doute, par le besoin plus impérieux de conclure verbalement mon dernier période d'hypochondrie. Pourtant le dernier salon carhaisien du livre a été riche d'étonnantes retrouvailles qui toutes, comme par le fait d'un scénario bien étudié, concernait une période bien précise de ma vie professionnelle.
Je me rendais cette année au salon avec un peu moins d'enthousiasme que les précédentes fois où j'y signais un nouvel ouvrage. C'est sans doute que jusque alors, il s'agissait de textes dont la parution en était la vraie naissance publique tandis que cette fois, la sortie du texte de ma dernière pièce de théâtre arrivait deux ans après la première représentation, dans le but essentiellement de le vendre à l'issue des spectacles. Donc le salon me paraissait un peu un contexte inadéquat.
Pourtant, recueillir, à la faveur de ces rencontres avec les lecteurs, leurs impressions et critiques est toujours source d'intérêt bien qu'on en ressente toujours un peu de frustration. Il y a par exemple un aspect essentiel - à mes yeux - de mon dernier roman duquel pour ainsi dire, malgré club de lecture, articles de presse et avis individuels, je n'ai pas entendu dire quoi que ce soit, ou si peu.
Alors que j'étais attablé, un femme que je ne vois pas arriver, après s'être penchée au point de placer son visage tout près du mien pour me faire face, s'exclame soudain : "Mais il a coupé ses cheveux"! Je reste interdit, ma mémoire défaille un temps et peine à situer la personne même si sa remarque d'emblée fixe un terminus ante quem, puisque le ciseau du coiffeur intervint de manière drastique il y a de cela dix ans, exactement. Derrière elle, et je le remarque seulement, se tient un petit homme à l'allure singulière. Alors mentalement je lui ôte sa longue barbe, je remplace son bonnet écossais par un chapeau breton (connaît-on deux personnes dans sa vie qui porte quotidiennement le chapeau breton?). Bon dieu, c'est Jacob et sa femme Elise! Jacob avait été mon élève dans le cadre d'une formation longue qui l'amena à fréquenter le centre où je travaillais alors, pendant une année scolaire à raison d'une semaine par an. Cet instituteur, avant de prendre ce congé de formation d'un an, officiait chez les roms dont il nous narra bien des particularismes. Elle, travaillait dans une coop bio. Le bio leur tenait lieu de religion - non que je ne partage pas leur conviction de l'opportunité de ce choix cutural mais je ne crois pas en revanche que l'ingestion de la moindre nourriture "non issue de..." risque de m'empoisonner! Quand je mettais dans la balance ses nombreuses cigarettes quotidiennes, il avait l'aplomb de me rétorquer que le danger était essentiellement contenu dans le papier des cigarettes 'toutes faites' et que lui les roulait... Jacob nourissait avec ferveur quelques rêves dont celui de se présenter aux élections présidentielles et cet autre, moins hypothétique, de venir vivre en Bretagne à sa retraite. Mais j'avais fini par douter de ses grands projets et j'avais même acquis la conviction que le grand départ de l'Anjou vers l'Armorique ne se ferait jamais. Je m'étais donc sur ce point trompé. Nous avions un peu joué de musique ensemble et beaucoup sympatisé au point de passer quelques jours chez eux en Anjou, de même qu'ils passèrent pas mal de soirées dans notre maison des monts d'Arrée, relations amicales dont j'étais peu coutumier à cette époque. Jacob était un discoureur et un pourfendeur des folies de nos sociétés modernes. Or si je ne pouvais que lui donner raison sur certains points, il n'était pas à l'abri d'amalgames et il omettait souvent de voir ce qui allait dans le bon sens dans la modernité - et dont il profitait lui-même. Certaines de ses prises de positions m'apparaissaient donc comme réactionnaires alors même qu'il pouvait passer pour progressiste par ailleurs. Je ne sais plus très bien comment nous nous sommes perdu de vue outre le fait qu'il cessa un jour de suivre des stages avec nous. Mais - est-ce une reconstruction à posteriori ?- je me souviens qu'il avait tenu des propos sur l'homosexualité très discutables qui m'avaient meurtris mais que je n'avais pas osé contester avec force à l'époque. Je me souviens très de la raison de mon quasi mutisme : je savais que j'y aurais mis trop de hargne, trop de vigueur - je sais m'emporter facilement - et que je me serais alors trahi. Il me semblait alors impossible de laisser transparaître cette vérité alors que ma vie apparente la contredisait. Il serait assez facile de dire aujourd'hui que mon inconscient savait sans doute déjà que parler ferait basculer ma vie. Or le temps n'en était pas encore tout à fait venu.
Je dois confesser qu'en reconnaissant Jacob, la première pensée qui me traversa fut cette dernière. Réamorcer la pompe d'une relation interrompue depuis si longtemps n'est pas chose aisée. J'apprends finalement qu'ils ont élu domicile en Bretagne (je les accompagnais déjà, il y a une quinzaine d'année dans leurs visites de maisons...) Qu'ils n'ont ni portable, ni internet et donc qu'il faudra éventuellement prendre contact "à l'ancienne". Le comble de l'ironie est que la seule personne qu'il ont rencontré depuis leur installation à qui ils ont pu demander de mes nouvelles est mon ancienne professeur de harpe ! Je leur apprends où j'habite aujourd'hui... Pour le reste, j'ai tellement l'impression de ne plus jouer dans le même film que je me trouve encombré de toutes ces explications d'un autre temps. Et puis Elise me dit - que les femmes sont fines souvent, en tout cas elle, l'a toujours été : "dis donc, on a quelques uns de tes livres à la maison, j'ai lu le seul qui est bilingue, c'est bien, mais triste dis donc, la fin de tes histoires." Un façon de dire qu'ils savent l'essentiel de ce que je n'ai pas envie d'expliquer.
C'est étrange d'avoir des livres qui se promènent dans la "nature" comme des balises, des ambassadeurs, des hérauts. On n'y pense plus et puis soudain...
La veille ou quelques heures plus tôt, je ne sais plus, s'était produite une autre rencontre inattendue, en lien avec la même époque de ma vie mais qui fut presque le négatif de celle que je viens d'évoquer. Le contexte lui-même était différent puisqu'il s'agissait d'une manifestation. Je n'avais cessé, tout en défilant, de papillonner d'une personne à l'autre tant il est vrai que ce genre d'évènements est propice aux retrouvailles. A un moment, je me retourne, nos regards se croisent, et il n'y a pas une seconde d'hésitation de mon côté comme du sien. On se reconnait, mais pas seulement. C'est encore un ancien élève, perdu de vue depuis une quinzaine d'années dont j'ai appris récemment, en surfant sur le net, qu'il était désormais élu départemental. Nous étions tous les deux harpistes (lui moins avancé que moi si mes souvenirs sont bons), il jouait également de la bombarde et nous avions même une fois essayé de jouer ensemble... Je me souviens d'une lettre aussi qu'il m'avait écrite, un peu sans raison et qui m'avait, comment dire, assez troublé, car ce garçon je dois dire me plaisait énormément. Sa douceur apparente était assez unique et me séduisait. Ce que je vous dis aujourd'hui, je ne me le disais pas aussi clairement à l'époque, ou en tout cas je n'autorisais pas ces pensées à dépasser le stade de rêveries, abstraites et toujours à sens unique car je ne me posais guère de question sur l'autre, qui était forcément, par nature, inaccessible.
Et puis, cet échange de regard, en pleine manif. Une seconde et tout était dit, clair, évident. C'était à peine croyable. Une réponse arrivait à une question que je ne m'étais jamais posée. Mais tout cela reste sous-jacent néanmoins. C'est tout l'inverse de Jacob. Alors que nous nous sommes beaucoup moins fréquenté qu'avec ce dernier, la conversation démarre avec une facilité déconcertante, presque guidée par une volonté supérieure. Très vite, il me demande si je joue toujours de la harpe. Non. Lui, non plus. Regrets. J'ai cessé d'en jouer il y a dix ans, tout juste. A l'occasion de grands changements, ajoutai-je, évasif, pour ne pas attirer l'attention sur ce point précis. Et pourtant, j'ai l'impression qu'il n'entend que ce bout de phrase sur lequel il rebondit, d'un 'je comprends' bien différent de ceux qu'on peut laisser échapper de manière un peu machinale, c'était un 'je comprends' appuyé, lourd, signifiant, intriguant. Assez vite il demande à passer au français - ce qui m'alerte encore plus - , suivi d'un : on n'avait pas que la harpe en commun, tu sais. C'était joliment dit. Ce premier regard, cette chose qu'il avait à dire, c'était évident. Tu connais X, me demande-t-il, dans la foulée. Je réponds que je ne le connais pas personnellement mais que je sais qui il est. L'étau se resserre. X. est notoirement homo. Et bien, me dit-il, l'été dernier, X. m'a montré un petit livre noir, que tu as écrit. X. m'a dit de quoi il s'agissait. Il faut que je le lise. (Le petit livre noir est sorti il a neuf ans et aujourd'hui, ce sont les homos qui m'en parlent, alors qu'à sa sortie seuls les hétéros m'en causaient. Tout cela me laisse songeur...) La conversation se poursuit au milieu des manifestants avec beaucoup d'émotion. J'ai été vraiment heureux de ces retrouvailles et de cette "clarification" du passé.
A la fin de la seconde journée, le lauréat d'un prix littéraire, décerné quelques heures plus tôt, vient me voir sur mon stand pour me questionner sur la pièce de théâtre dont je vends le livret. C'est proprement stupéfiant car l'homme n'est autre que le collègue qui m'avait pris en grippe (moi et deux autres de mes collègues...) treize ans plus tôt, après des années de bonne entente, à cause duquel j'avais fini par quitter la boîte (l'organisme de formation où j'avais connu les deux personnages évoqués plus haut et tant d'autres, n'est ce pas Fromfrom...) dont j'étais le gérant. Nous étions restés fâchés, lui honnêtement persuadé du mal qu'il me prêtait et moi acceptant mal cette injustice. Treize ans sans se parler. Et le voila qui fait ce geste. Le ton est amical, le visage souriant et il me semble revoir la personne avec laquelle j'avais travaillé avec plaisir autrefois. Je le félicite pour son prix, il me renvoie la félicitation en montrant d'un geste tous mes livres étalés. Nous discutons quelques minutes. A l'issue, je me suis senti plus léger.
Voila comment ce salon, auquel je me rendais sans conviction, restera sans doute dans ma mémoire plus que d'autres.