De la vaine journée tu goûteras la honte
Pourtant plus très enclin à faire ici des mots qui taraudent des chapelets, à les assembler d’une façon qui les rendrait plus inoffensifs. Ou alors en y mettant une barrière linguistique, comme l’autre jour où je publiais quelques lignes que j’avais écrites tout en surveillant un examen, avec en face de moi, travaillant, férocement courageuse et imperturbable, Irina la sœur de Gérald, un autre de mes étudiants, dont j’apprenais quelques instants plus tôt que les médecins ne pouvaient plus rien pour lui. Pendant tout le premier trimestre, elle avait mis une détermination éclatante à croire que Gérald s’en tirerait, que sa jeunesse le sauverait (alors que pour une telle pathologie, elle n’est pas, on le sait, un allié). Je n’ai jamais su si elle y croyait. En tout cas, elle semblait autant vouloir contraindre le destin que soulager ses camarades, ne pas leur faire porter le fardeau de sa mauvaise mine. J’ai vraiment sous-estimé cette nana, quand je l’ai connue, il y a plus d’un an. Moi, j’ai évité de lui demander des nouvelles de Gérald. Lâcheté ? Franchement, je ne sais pas. J’ai pensé au couteau dans la plaie qu’eût été de répondre régulièrement à cette question. Je n’ai jamais pensé qu’il y avait le moindre espoir, et ses réponses eussent été forcément, à mes yeux, les jalons d’une irrémédiable dégradation. Je ne voulais pas la contraindre à cet aveu.
Ce jour là, en arrivant au boulot, j’apprenais que Gérald était condamné, qu’on venait de le lui révéler, et qu’Irina resterait passer son examen néanmoins – à quoi bon rester à ne rien faire – avant de traverser la Bretagne pour rejoindre son frère et l’ensemble de la famille. Quand elle me voit descendre avec les sujets d’examen, elle se précipite presque vers moi, pour m’annoncer ce que je sais déjà. Et puis parler surtout. Avec un aplomb insensé et dont l’image ne me quitte pas. Elle me dit pourtant des choses que je n’arrive pas à oublier. Que la tristesse s’est étiolée en elle pour laisser place à la colère, que Gérald implore la pitié de Dieu tellement il souffre. Le récit est presque clinique. C’est moi qui pleure.
A midi, quand elle quitte l’institut, je la croise de nouveau et elle me lance : tu lui écriras un mail, je lui lirai. Et quand je réponds : oui, bien sûr je ne pense à rien d’autre qu’à lui être agréable et à répondre favorablement à ses requête. Et puis, dès qu’elle a disparu, c’est l’affolement. Que peut-on dire à un garçon de 22 ans, plein de vie et de fougue encore en juin dernier, qui se sait mourant et espère vivre encore jusqu’à la naissance de son neveu, en février ? Que peut lui dire quelqu’un qui n’est qu’un de ses professeurs ? On a beau savoir qu’on va lui faire du bien en lui écrivant, on se sent presque illégitime à le faire. Qui suis-je pour donner encore de la voix en ces instants ?
Très vite, la nouvelle de cette dure mission fait le tour du bâtiment et d’autres veulent être associés à mes mots. Je me sens moins seul. J’avais auparavant, incognito, écrit un texte en breton que je devais publier le soir même sur ce blog. Cela m’a aidé, j’ai ai puisé des choses. J’avais finalement décidé de lui dire ce que je ressentais, en tant qu’enseignant, cette impression que l’ordre juste des choses était inversé. Je l’ai lu à mes collègues pour recueillir une manière d’imprimatur. Tout le monde pleurait.
Irina m’a répondu, le lendemain. Positive, incroyablement positive, comme toujours : Le mail avait été lu à Gérald, il en avait été heureux, sa douleur s’était apaisée, ses tourments aussi. Il pouvait se consacrer à ses derniers rêves dont chanter avec les frères Mo*rvans, octogénaires derniers maillons d’une tradition musicale d’un autre temps. La pensée m’en est étrangement saisissante. 13 janvier.
Gérald est mort hier matin.
Il n’aura eu que neuf jours. Le 13 janvier, pour moi, c’était hier. Qu’ai-je fait de ces neufs jours de vie ? Ca n’est rien neuf jours dans une vie. Lui, c’est tout ce qui lui restait. Eus an deiz didalvez e tanvai ar vezh. (De la vaine journée tu goûteras la honte).
Moi qui ai toujours, autant que faire se pouvait, évité d’assister aux enterrements, demain j’irai. Ca s’est imposé à moi. Pour Irina, sans doute. Peut-être parce que j’ai changé aussi.
J’ai du mal à accepter la mort de Gérald. C’est un étudiant que j’aimais bien sans être particulièrement proche de lui. Un peu plus proche peut-être en fin d’année. J’ai été plus complice avec d’autres, il m’arrive même parfois d’avoir une tendresse au-delà de ce que je devrais envers certains de ces jeunes hommes. Mais ce n’était pas le cas. Et curieusement j’en suis plus fortement, plus froi-de-ment frappé.
Quelque-chose s’est de nouveau mis en place malgré moi au boulot aujourd’hui. On s’est désisté en haut lieu. Les voix les plus féroces se sont dégonflées. Et au bout du compte, comme en 1998, c’est moi qui parlerai au nom de l’institut, devant Irina, devant ses parents. Que vais-je bien pouvoir dire ?