KERNOW 10 : UN SIECLE ET DEMIE ME REGARDAIT
Au-delà du cap Lézard, dont le nom résonne encore drôlement à mes oreilles après la découverte de la serpentine et des taches vertes de ses pierres, c’est la mer brittonique, vous le savez mon cher ami. Dès lors, les fureurs océanes s’éloignent. En face, une autre presqu’île, plus massive, protège ces rivages des vagues parcourant des milliers de kilomètres, et amassant, à chaque mile parcouru, toute l’énergie des surfaces sans limites, toutes les forces pélagiques pour mieux ébranler nos promontoires. La mer n’est bientôt plus qu’un décor triangulaire aux échancrures que les vallées découpent dans le paysage et la végétation ignore les embruns que rien n’entame son opulence. Vous, qui connaissez toute la gloire que je tire de quelques malheureux chênes rabougris, seuls rescapés des franges maritimes de l’antique Brocéliande, imaginerez sans peine mes exclamations à la vue de si vénérables individus du genre quercus.
Mais mon récit s’engage sans préliminaires et vous ne me suivez plus. Un vieil ami qui répond au joli nom de Lord Heligan – sans doute un cousin éloigné de notre ami commun le conte d’Halegenn – se pique soudain de retrouver le domaine de ses ancêtres, le fameux jardin abandonné en 1914 alors que la moitié des jardiniers meurent à la guerre. Il ne m’en parle que maintenant, ce cachotier. Sans doute a-t-il eu vent de mes projets d’écriture et veut-il me prouver qu’une fois de plus la réalité tient la dragée haute à l’imaginaire des soi-disant romanciers ! Ah, que ne me cantonné-je à mes explorations !
Voilà pourquoi, en quelques mots, après mes découvertes géologiques, nous sommes en route pour les jardins de ce vieux fou d’Heligan !
Il me donne un livre où il a consigné toute l’histoire de cette archéologie verte… Moi qui ne suis pas un lecteur rapide, avec toutes ces pages en anglais, je ne suis pas sorti d’affaire !
Il nous accueille bras ouverts, il porte son éternel chapeau de paille et son sécateur dérisoire. Il nous confesse que c’est pour se donner bonne conscience, il peut errer à loisir et feindre d’avoir quelques rameaux à raccourcir. Il nous propose d’emblée d’aller voir le jardin des fleurs et le jardin des légumes. Il semble qu’il s’est juré de nous faire honte de notre potager ! Mais Heligan à un sourire malin au coin de l’œil que je n’arrive pas à interpréter. En tout cas, je sais qu’il m’est adressé.
« J’aurais bien autre chose à vous montrer », sembla-t-il hésiter à dire alors que mon collègue s’extasiait encore sur les rames destinées aux haricots, « mais pour se rendre là bas, au pays des géants, au pays des primitifs, il ne vous faut craindre, ni les esprits de la forêt, ni la jungle… » A cet éclat de nouveau dans son regard, je sus que l’aventure en valait la chandelle.
L’esprit de la forêt me sembla bien pacifique quand nous passâmes auprès de lui. Il restait la jungle…
Dans une atmosphère chaude et moite nous fûmes bien vite encerclés par les fougères arbres. Nous pénétrions dans la forêt des premiers temps…
Parfois nous passions sous des arbres immenses.
Heureusement ce vieil Heligan avait tout prévu et aux endroits les plus périlleux, il avait aménagé une passerelle en bois.
Je remarquai alors une des fougères en arbre qui me parut bien grêle alors que derrière elle une dense muraille persistante se profilait.
Une muraille qui se faisait de plus en plus prégnante à mesure que nous approchions.
Heligan me regardait en coin, épiant la moindre des mes réactions. Il exultait.
Il n’eut qu’une petite phrase à dire pour que je mesure le caractère exceptionnel de ce que je voyais :
« Quand on pense aux minuscules graines que c’était, il y a 150 ans… »
« 150… »
« Oui, plantés au milieu du XIXème siècle… Ce serait les plus vieux des îles britanniques ! »
Donc par là même, pensai-je, admiratif, les plus vieux d’Europe, les premiers introduits, des monuments quoi !
Les premiers rosages.
A partir de là, mes souvenirs ne sont plus clairs, ce ne sont que masses vertes,
troncs incroyables
intrications obscures (et je ne parle pas de la froidure de ces espaces intimes, de leur odeur humique inimitable)
neige de fleurs
marcottes géantes
Mon collègue est ici à 75 pieds de moi, sous le même individu !
Ombres chinoises.
Voila, cher ami comment nous prîmes congé de ce beau pays. Je crois qu’à partir de maintenant, seul le Népal et les flans de l’Himalaya nous feront oublier Heligan.
The end.