LE FANTÔME QUI NE JARDINAIT PAS
Dès lors que le rendez-vous avait été pris, j'avais conçu le projet de confronter les clichés anciens du jardin, dont certains constituent l'album ci-contre, à de nouveaux, pris aproximativement des mêmes endroits. Mais la tâche s'avéra beaucoup plus difficile que je ne l'imaginais. D'une part parce qu'en certains lieux, la pousse des plantes avait condamné toute perspective et aurait rendu la photo non intelligible, d'autre part parce que certaines allées ou clairières ont carrément disparu et c'est seulement en consultant les anciennes photos, au retour, que je me suis étonné de ne pas avoir été là ou là, de ne pas avoir vu telle ou telle plante, pourtant conséquente.
Je me souviens de mes premiers pas de "planteur". Je me souviens de mes complexes, de mes apréhensions. A chaque pousse décevante, j'imaginais n'avoir pas la bonne terre, ne jamais pouvoir rivaliser avec ces belles plantes que j'avais pu voir dans des jardins botaniques ou chez des collectionneurs. Dimanche, j'ai ri du souvenir de moi, à cette époque. J'avais l'impatience de la jeunesse et de l'inexpérience. J'ignorais que les premières années d'un jardin sont laborieuses et qu'il faut attendre un dizaine d'années pour qu'un jardin prenne sa "vitesse de croisière". Oui, j'ai ri, en voyant l'opulence de mes plantes de prédilection : rhododendrons et érables du japon. Ces derniers, arbustes délicats à la croissance réputée lente, étaient pour certains devenu de redoutables concurrents pour les végétaux voisins! Cette terre d'Arrée, acide et arrosée plus que partout ailleurs est propice à une jungle asiatique, bambous compris. Un seul bémol, le gel tardif de l'intérieur des terres, qui fusille, je l'ai vu encore cette année, les primes pousses des espèces tendres.
Ce jardin d'un journal et demi, qui longtemps m'a fait l'effet d'un parc à ma mesure, on a envie aujourd'hui de l'étirer en tout sens. Si grand qu'il soit, il n'est plus à la dimension de ses habitants. J'ai trop, beaucoup trop planté. Resté sur place j'aurais fait des coupes, j'aurais dompté, choisi dans la douleur, sacrifié.
Ce que j'appelais pompeusement la "forêt"... est devenu une forêt et l'ombres des hêtres est sans pitié. Le grand Sir Charles Lemon n'est désormais plus qu'un squelette mais il est temps, en supprimant certains de ces arbres trop serrés, de sauver des rhodos grosses feuilles plus opulents que je ne l'aurais espéré...
Deux années fatales. Une phrase échappée à S. résume tout : je paye aujourd'hui les deux ans où je n'ai rien fait dans ce jardin. Deux ans pour se réapproprier la chose de "l'autre " qui l'avait quittée, deux ans où elle a dû en toute légitimité haïr ce jardin, cet héritage empoisonné. A cette époque, j'ai vu son mari y pénétrer comme en un sanctuaire interdit, s'interdisant de toucher à quoi que ce soit alors que son aide eût été précieuse. Hélas, le fantôme qui y résidait, lui, ne jardinait plus. Deux années irrémédiables.
Pour ceux qui ne le savent pas encore, il y a longtemps, alors que je travaillais dans ce jardin et que j'ignorais tout de boulversements futurs, j'ai imaginé cette scène dont ma visite de dimanche était la plus parfaite illustration. Je me suis imaginé revenant dans ce jardin qui n'était plus à moi, ne pas le reconnaître, constater la progression des ronces... Je l'ai imaginé comme une chose des plus improbables, que l'on conçoit juste pour se faire peur, juste pour mesurer la fragilité des choses aux quelles on tient. Ce jardin, j'y vieillirais, sans l'ombre d'un doute. J'avais alors pensé que c'était un bon sujet pour une fiction... Devenue réalité et qui deviendra roman, un jour, j'espère.
La "grande pelouse"
La grande allée des rhodos :
Allée disparue...
Vous distinguez, entre le blanc et le rose, rh. macabeanum, à grosses feuilles, auprès du quel je me tiens sur la seconde photo.
Allée du fond qui mène à la zone pourpre :
Vu sur la zone jaune :
Purple
Forêt
Japon
Lord Broughton (euh, c'est le nom du rhodo...)