PEDAGOGIE : COMMENT FAIRE REGNER LE SILENCE DANS UNE CLASSE?
Celui que j’aurais tendance à nommer « mon groupe principal » n’est pas, loin s’en faut, la classe avec laquelle je passe le plus de temps. Depuis que notre centre de formation s’est aligné plus ou moins sur le mode de fonctionnement de l’IUF*M, la préparation au concours de professeur des écoles a grignoté sensiblement le temps alloué à formation au métier et au perfectionnement linguistique, ce dernier domaine m’incombant. Je leur fais face sept semaines en tout et pour tout, la huitième étant consacrée au théâtre et confiée à un homme de l’art. Certains se souviennent qu’il y a trois ans, l’homme de l’art avait été, exceptionnellement, Vladimir, pour monter une pièce écrite par Karagar. Notre premier bébé, en somme. Je ne désespère pas d’avoir d’autres enfants.
Je dois dire que cette année-là marqua aussi la fin (provisoire ?) de quelque chose. Depuis lors, mes relations avec ce groupe, d’année en année, ont pris un tour qui, malgré mes vingt années de métier, m’était inconnu. Je me sens désormais professeur. Au sens où, même dans le contexte d’une bonne entente avec la classe, les relations ne dépassent pas le seuil de la salle, ni celui des considérations linguistiques. Ils savent peu de moi, je sais peu d’eux. La période où je pouvais prendre un pot avec certains d’entre eux me semble bien lointaine. Ça n’est pas une catastrophe mais je m’interroge sur la raison de ce changement. Est-ce moi qui suis moins disponible – on encourage ou décourage des initiatives inconsciemment, bien souvent -, est-ce eux qui ne conçoivent pas ce type de relation ? Suis-je devenu un vieux chnoc ?
Pour autant, la part affective ne disparaît pas comme moteur de transmission du savoir. Là aussi, j’ai des questionnements. Je subodore que je mets une charge affective trop forte dans mon métier. Probablement, je ne sais pas faire autrement. Depuis que je me suis incarné, depuis que je ne suis plus « un pur esprit parlant », comme m’avait décrit un très ancien élève retrouvé un jour sur un site de rencontre, je perçois parfois, par bouffée, toutes les implications – passionnant - de ma position, devant le tableau.
Cette année, le groupe en question, est incroyable. Sa constitution est pourtant assez semblable à celle des années précédentes : une majorité de nouvellement licenciés, quelques personnes en « reconversion », une personne nettement plus âgée que les autres. Une majorité de filles, bien-sûr, bien que les garçons, au nombre de cinq, soient plutôt bien représentés cette fois-ci. Concernant la langue, une part a eu toute sa scolarité en breton, le plus grand nombre a appris (trop) récemment la langue en formation intensive, il y a quelques parcours singuliers aussi. Mais ce sont des agités, comme jamais je n’en ai connus. Ils sont tellement bruyants que leurs pauses, leurs repas sont une nuisance pour les classes voisines. En classe, ils sont épuisants. Ils ont une incapacité folle à s’écouter l’un l’autre, à parler à voix basse. Il y a de surcroît, un petit groupe de jeunes nanas perpétuellement surexcitées sexuellement. Je gère ! Volontairement, j’en ai fait cette description infernale car le paradoxe est que, dans cette ambiance où il semblerait difficile de travailler et bien que je doive constamment ramener le calme, tout ce que j’ai pu leur proposer depuis le début de l’année a fonctionné à 100% ! Je n’ai jamais vu un groupe entrer dans le jeu aussi facilement, quelque soit le sujet abordé où les méthodes d’enseignement utilisées. A tel point que Karagar reste zen.
Je dois dire que j’avais pris une décision forte en début d’année, que j’avais fait un gros travail sur moi-même dans ce groupe. J’ai essayé dès le début de contrôler ce « je ne sais quoi » d’involontaire dans ma posture qui en terrorise certains. J’étais las de faire peur. Et en toute immodestie, je crois n’avoir pas mal réussi.
Au vu de la taille du groupe, mais aussi de son comportement, j’ai un peu limité cette année, les cours apparentés au total physic response ou suggestopedia. Mais hier, j’ai sorti le grand jeu de la mémorisation par (entre autres) les gestes et j’avais l’impression de devoir contrôler l’emballement d’une centrale nucléaire ! Le summum étant l’une des nanas surexcitées sexuellement faisant mine d’enc… une autre (celle qu’elle tatouille à longueur de cours, entre nous soit dit). J’ai failli lui dire : j’te prête un gode si tu veux… mais Karagar sait se tenir. Quand je pense qu’on dit que les mecs sont terribles dans ce domaine !
Mais le matin, j’avais eu silence total, on entendait les mouches voler ! Non, ce ne fut pas le second volet sur les subordonnées relatives, malgré le vif intérêt qu’il suscita, qui calma le brouhaha ambiant. C’est une question qui me fut posée. La dernière phrase de l’exercice incluait le titre du dernier roman de R*oparz Hemo*n, le « père » de la langue et littérature bretonnes modernes, autant dire un monument dont les élèves ne perçoivent l’importance que par des ouï-dire et la fréquence de son nom au frontispice des dictionnaires. La plupart ne connaissant pas – je n’y avais pas songé – le nom du roman et j’eus droit à la question : c’est quoi ? Devant un semblant de curiosité qui s’affiche, et toujours enclin à stimuler l’envie de lire, je dis quelques mots du livre en question. Et puis les choses vont très vite, bien que je fusse vierge de toute arrière-pensée. Il est vrai qu’ils sont jeunes, que le nom de R*oparz Hemo*n est lié à de vieilles polémiques orchestrées et dérangeantes sur son attitude pendant la dernière guerre, dont ils n’ont entendu que des bribes. Un besoin d’éclaircissement se fait sentir. J’aurai d’ailleurs l’occasion de donner mon point de vue pondéré. Mais la question qui fit régner le silence (enfin surtout ma réponse…) fut la suivante : Pourquoi est-il resté en exil jusqu’à sa mort ? En effet, pourquoi un homme n’ayant travaillé de toute sa vie pour la langue bretonne, n’avait pas regagné sa terre dès que la justice le lui permettait ? Je ne m’attendais pas à une question si pointue autant qu’eux-mêmes ne s’attendaient pas à ma réponse (encore non historiquement officielle).
J’ai à peine le temps de dire « eh bien… », que ma questionneuse lit dans mes pensées : « Une histoire d’amour, je suppose… » « Oui, c’est ça. Il ne voulait pas quitter son secrétaire qui, lui, était condamné à l’exil à vie. » « SA secrétaire ? » « Non, non, SON secrétaire. » Du coup, je parle un peu de la chose, pointe du doigt que l’homosexualité du « grand » homme était plus taboue que ses prétendus penchants pour l’occupant allemand, que ça en dit long, que les choses ont bien changé, que moi-même lors de la sortie de P*ar Diba*r etc.… Les yeux sont écarquillés, les gestes de visages sont d’assentiment. Mes propos était certes à coup sûr une révélation sur H*emon, mais sur moi-même ?
Entendre les mouches voler dans cette classe… vraiment, une première !