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EN ALAN AR MEURVOR
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15 juin 2008

LES DOIGTS D'EVE (8)

L’air s’emplit et vibre de cris et de fureur. C’est un combat titanesque, singulier, et le spectacle en est effroyablement magnifique. Deux monstres s’affrontent à la vie, à la mort. On a peur mais on regarde quand même, le voyeurisme est plus fort que la crainte et surtout, on se croit à l’abri, terré derrière les hautes herbes, ou un tronc démesuré, ou quoique ce soit dont on s’est fait muraille. Et on savoure, on cultive cette terreur délicieuse comme on s’imagine entendre la meute des loups affamés de l’intérieur d’une solide maison, comme on regarde l’orage fracassant s’abattre, de derrière les vitres, comme on tremble pour le héros d’un roman du fond de son lit. Mais les créatures qui se livrent à leur joute fatale sous nos yeux ne sont pas à la mesure de l’homme, ce sont des géants, et les hautes herbes, l’énorme tronc même, sont un bien  dérisoire rempart. La terre tremble à l’entour des assauts qu’ils se donnent, les arbres s’abattent au moindre de leurs gestes incontrôlés et le spectateur pourrait bien être brisé comme un fétu de paille d’un seul éclat de leur colère que les monstres ne s’en rendraient pas seulement compte.

Boris le paya de sa vie.

La Dame du Lac s’était installée devant son ordinateur, elle avait bourré sa pipe, rempli une coupelle de noix de cajou, son péché mignon, et Thor, le chat des forêts norvégiennes, se tenait prêt à remédier à tout écart de conduite de la souris. La séance d’écriture pouvait commencer. Mais au lieu de cela, la Dame promenait son regard alternativement de son écran encore vide au cadre de sa fenêtre qui emprisonnait difficilement le grand cercle du lac. Sans trouver le moindre mot qui fût l’amorce d’un nouveau texte. La fraîcheur subite du soir, après la chaude journée de juin, faisait craquer la vieille charpente de la grande bâtisse rurale. Sa maison vivait, disait-elle souvent, et l’accompagnait de ses grincements, de ses plaintes, des craquements de ses vieux os, comme une amie fidèle. Une brise s’était levée et faisait légèrement tressaillir les frondaisons des bosquets des rives du lac, « le grand œil », disait-elle encore, « qui surveille le ciel nuit et jour et me dit tout de lui ». Elle distinguait encore, à la dernière lueur du jour chancelant, le ponton de bois, comme un bras squelettique tendu sur l’eau. Elle pensa à la barque, qu’il faudrait sortir du hangar et préparer avant que son beau-frère n’arrive de Lyon, pour les « grandes vacances », comme il disait encore.  Dès son arrivée, il se lèverait à l’aube pour aller pêcher. Elle ne le verrait guère. Sa sœur, comme chaque année se lancerait avec frénésie, par monts et par vaux, dans la cueillette des fruits sauvages, et puis elle fendrait du bois dans l’appentis, ferait fonctionner l’antique cuisinière à bois et confectionnerait gâteaux et confitures en quantités impressionnantes, rehaussés d’un discours tonitruant sur le sain retour à la nature, elle qui ne savait que mettre des produits congelés au micro-onde le reste de l’année. Et puis, comme chaque année, après s’être annoncés pour un mois, ils plieraient bagages au bout de deux semaines. Ils étaient désolés de la laisser de nouveau seule, ils auraient aimé lui tenir compagnie plus longtemps mais les impératifs professionnels dans le privé faisaient que… La Dame se contentait de sourire. Le mensonge était éculé. Elle savait que le sain retour à la nature n’avait que trop duré, que l’appel de la ville se faisait chaque jour plus pressant et surtout, que sa chère sœur avait peur, la nuit, dans la grande maison isolée au milieu des bois. Dans ce sourire, il y avait une pointe d’agacement. Elle aurait dû, à les entendre, leur être redevable de lui « tenir compagnie » alors que la maison familiale lui appartenait et qu’ils venaient chez elle pour le gîte et le couvert gratuits. Et quelle piètre compagnie ! A part les repas du soir qu’ils s’astreignaient à prendre encore ensemble, dans la salle à manger trop grande pour eux trois, ils ne se croisaient pour ainsi dire jamais. Il faut dire que la maison était double, presque triple. Construite il y a fort longtemps sur un terrain en forte déclivité, elle se divisait en deux parties presqu’indépendantes, séparée d’une grande remise, d’un seul tenant jusqu’à la charpente, où s’ouvraient, béants, accessibles seulement par de vieilles échelles vermoulues, de noirs greniers où plus personne n’avait mis les pieds depuis des années.  Entre les trois parties de niveaux différents, des marches, des marches et encore des marches. La Dame occupait le « haut », assez vaste à lui seul, alors que la famille en vacances résidaient dans le « bas », un peu plus moderne d’aspect mais gagné par l’odeur de moisi à rester fermé onze mois sur dix.

            La Dame chassa les futurs arrivants de son esprit. Thor étira sveltement ses pattes avant dans un geste tendre et sensuel et fit avec son museau ce qui ressemblait à un sourire béat. Elle le caressa machinalement, pensa à ses étudiants, aux examens de licence de lettres qu’elle venait de corriger, un sujet sur « Voyage au bout de la nuit ». L’écran, toujours, ne la captait pas. Elle caressa pour la centième fois quelques projets d’été qu’elle avait à cœur, en peaufina les détails avec délectation. Le vent avait forci et le bruit des feuillages avec. Rachel écarta un peu plus la fenêtre de la mansarde pour en jouir à merci. Il y eu un grondement lointain, sourd, étouffé, mais qui se répercuta à l’infini dans les proches montagnes comme s’il ne devait mourir. Ca semblait être une année à orages. Elle pensa à ces six enfants foudroyé dans le Vaucluse, frissonna et s’éloigna de la fenêtre.

            Eve s’invita dans sa tête sans prévenir. Elle comprit alors qu’Eve avait été dans ses pensées toute la soirée et sans doute, sans en prendre alors conscience, c’est cela qui l’avait détournée de son travail d’écriture. Rachel ressentait un profond malaise en pensant à Eve. Les deux femmes s’étaient échangé des mails à plusieurs reprises. Eve semblait la considérer comme une lectrice de choix, sa plus fidèle peut-être. Sans doute même, se faisait-elle des illusions sur l’intérêt qu’elle portait à son blog. Il y avait quelque chose d’insistant dans les courriels d’Eve, comme une requête non exprimée, une sorte de « veux être mon amie » à consonance enfantine. Elle insistait parfois sur la facilité qu’elles auraient à se comprendre, entre femmes. La Dame du Lac trouvait l’argument fallacieux. Elle-même n’avait jamais recherché, dans une relation amicale, un sexe plutôt que l’autre. La personnalité comptait avant tout. Elle ne pouvait nier s’intéresser à Eve, à ses textes, mais sous un angle que cette dernière sûrement n’imaginait pas. Depuis ses premières lectures des « Visions hellènes », elle avait été intriguée par un je ne sais quoi qui sonnait faux. Mais elle n’avait jamais réussi à mettre la main dessus.  Elle pensait, patiente, que d’une lecture assidue viendrait la lumière.

            Et puis il eut cet article de journal, lu le matin même. Rachel n’épluchait pas les faits divers, mais le nom d’Audierne, certainement, dont il avait été question récemment chez Eve, avait attiré son attention. Un certain Boris T., de nationalité russe, âgé de dix neuf ans, y avait été assassiné. D’après le rapport du journaliste, le jeune avait été tué le jour même, elle le déduisit après quelques calculs faciles,  où Eve avait rendu visite à son jeune amant nommé Boris, dans la ville d’Audierne. La Dame revint à l’écran et cliqua nerveusement sur ses favoris. Eve parlerait-elle de cet évènement ? Mais il n’y avait pas de nouveau poste ce jour.

            Rachel ferma la page des « Visions Hellènes » dans un soubresaut, comme pour quitter un endroit maléfique. Elle ferma la fenêtre aux premières gouttes de la pluie et regagna sa chambre. Thor la suivit aussitôt. Jamais la présence de son chat ne lui avait paru aussi réconfortante.


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Commentaires
K
L'ambiance devient bizarre, surtout dans le premier paragraphe. Je suis curieuse de lire la suite !
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K
Bon, on va pas jouer à qui est qui, hein, mais le coup de la pipe, hahaha !<br /> J'ai aimé le sourire de Thor.<br /> Et j'attends beaucoup du "je ne sais quoi" qui sonne faux.<br /> C'est vrai que le 1er paragraphe est ... intrigant.
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C
Et revoilà la Dame du Lac que nous avions presque oublié. J'aime beaucoup cette évocation auvergnate. Bien vu aussi le coup des citadins qui débarquent à la campagne pour un retour à la nature : j'ai l'impression d'avoir rencontré des gens pareils.<br /> Evidemment, je me suis dit dès le départ qu'il pourrait s'agir du Lac Pavin, mais il y en a d'autres.<br /> Je me pose des questions terribles sur le premier paragraphe.<br /> A part ça, j'ai beaucoup aimé ce (8). Le suspense grandit, le mystère s'épaissit.
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