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EN ALAN AR MEURVOR
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19 mai 2012

LE METIER DE KARAGAR

Mercredi était le dernier jour. L’occasion de faire ce à quoi je m’adonnerais plus souvent si j’en avais le loisir, emmener mes élèves en balade. Si le temps ne me faisait défaut, je confectionnerais volontiers un petit programme de joyeusetés exploratrices, taillé à la mesure de mes appétences et en reflet de leur variété. L’architecture y serait à la fois urbaine et rurale, les plantes sauvages et hybridées. Parmi les quelques propositions que je leur fais, ils choisissent assez unanimement la cathédrale. Tout en m’y rendant, je me rends compte que c’est la première fois que je propose la visite de la cathédrale à ce niveau. Mais je sais qu’à part une personne du groupe (qui d’ailleurs ne viendra pas !), ils ont désormais un niveau de langue suffisant pour s’attaquer aux poussées, aux arcs-boutants et à la gradation des mouvements ascensionnels et horizontaux. Une étudiante a d’ailleurs consacré son mémoire à la confection de livrets ludiques pour initier les écoliers au patrimoine urbain et j’imagine assez – non, je le vois à son regard – qu’elle est ravie à l’idée de cette activité. Elle m’a d’ailleurs donné beaucoup de satisfaction en cours d’année scolaire. Je l’ai reconnue d’emblée, en septembre, comme faisant partie de ceux qui ont du mal à se mettre une nouvelle langue dans la bouche, à se défaire des habitudes orthographiques de leur langue maternelle, à changer de partition musicale. Mais dès le départ, elle m’a fait confiance, elle a appliqué à la lettre tous mes conseils, sans rechigner malgré l’effort que cela lui coûtait et avec une belle constance. Le matin de ce même jour, elle était au siège, à Kêredouard, pour participer à une commission d’embauche, et je pense qu’elle sera prise en première année de master. Mission accomplie. D’ailleurs, elle est venue me dire sa reconnaissance à l’issue de la visite.

Comme d’habitude, je conduis mon petit groupe dans le dit jardin de l’évêché, qui n’a rien d’un jardin et tout d’une pelouse pelée. Là, à l’abri des remparts qui isolent un peu du monde et surtout des bruits de la ville, je peux commencer tranquillement, en ménageant ma voix. Ca suit sur les plans, ça prend des notes, ça se passionne pour l’enfance londonienne du futur duc Jean IV, la fausse rosace du porche de Pont-Croix, bref l’attention qui est accordée à mes propos et partant, à Corentine, dépasse mes espérances.

Nous entrons alors dans la nef, et, selon un rituel immuable, je place mon groupe à un endroit précis, je leur donne quelques pistes à exploiter visuellement et je me tais. Quelques minutes contemplatives contraintes, mais dont j’espère qu’elles auront contribué, chez certains, à éduquer le regard. Et pendant ces quelques minutes je savoure comme une revanche prise, au nom de la cathédrale, sur ces milliers de visiteurs qui n’ont pas un regard pour le grand vaisseau et filent, regard rivé aux pieds, en quête de quelques rutilance de mauvais aloi.

Mais cette fois, les choses ne se passent pas comme prévu. C’est ce moment de silence que choisit un homme pour m’aborder, que dis-je, me provoquer : moi aussi, je parle breton, et sans doute mieux que vous, je suis de Sca*er. Ca n’est pas la première fois qu’on me le fait, on n’est pas toujours, loin s’en faut, accueilli à bras ouverts par les locuteurs traditionnels. Mais enfin, celui-ci a eu au moins l’honnèteté de ne pas me le dire en français. Ce genre de choses ne me désarçonne plus comme autrefois en pareille situation et je lui rétorque : rien n’est moins sûr. Bien souvent, les forts en gueule ne demandent qu’à être un peu mal menés pour s’adoucir. J’en ai fait l’expérience et souvent, ceux de mes élèves que j’ai dû mater, me garde longtemps une forme de révérence. Bref, voila notre ami qui prend le ton de l’humilité pour me demander si la visite n’est pas finie et s’il peut rester pour, dit-il : voir s’il comprend. Il y a plus qu’une bravade dans cette histoire. Il a travaillé quelques années dans la cathédrale, à l’entretien sans doute, et il semble qu’un vrai attachement guide sa démarche.

Evidemment, j’accepte. Combien d’occasions comme celle-ci me seront encore données, de vivre cette langue comme si elle était normale. Et puis dans le même temps, je mesure la gageure. Seuls ceux de mes lecteurs qui connaissent le breton comprendront qu’essayer d’intégrer un bretonnant traditionnel illettré dans sa langue dans un groupe à qui on s’apprête à expliquer l’esthétique gothique n’est pas un petit défi. En plus, l’homme est dissipé, il veut parler à tous mes élèves, faire son show et les jeunettes du groupe l’affolent un peu, évidemment. Bref, on n’est pas sorti de l’église épiscopale !

Il faut qu’en un temps record je révise la façon dont je vais dire les choses et il ne s’agit pas que de lexique. Car voyez-vous, il n’est PAS QUESTION que j’échoue. N’y voyez pas la manifestation d’un quelconque orgueil. Je n’en suis pas dépourvu, mais dans ce cas, il ne s’agissait nullement de cela. Il n’était pas question qu’il reparte de là, persuadé, comme tant d’autres qu’il y a deux planètes bretonnantes inconciliables, qu’il y aurait une langue intellectuelle à laquelle l’accès lui serait refusé. Car voyez-vous, ce mec, il avait l’air de s’en faire une joie, de suivre la visite. Vous m’imaginez lui laisser penser par des mots inintelligibles que ce breton-là n’était pas pour lui ? Circulez, il n’y a rien à entendre de votre langue ! Je sais bien que cela ne changera rien, que ceux qui se bercent de l’espoir de réparer une fracture depuis trop longtemps ouverte pour qu’on espère la résorber s’illusionnent, mais là, il ne s’agit pas de politique linguistique, mais de relation sociale. Voilà donc bien le fardeau que je me mets tout seul sur le dos, dans un dialogue intérieur.

Et c’est parti. Très rapidement je me rends compte que le monsieur ne fait pas semblant. Il reste. Il écoute. Et le miracle se produit : il comprend, il se passionne, il questionne : « A Strasbourg c’est les mêmes piliers ? » « Non, Strasbourg, c’est presque 50 ans plus tard, c’est déjà différent ». Parfois, il m’interrompt pour changer de sujet : « Vous avez tous le bac ? » demande-t-il à mes étudiants. Ceux-ci restent cois. Il sourit « Ah, je vois, vous avez bien plus c’est ça, eh bien moi, je n’ai que mon certificat ». A un moment, il profite d’un blanc pour m’interrompre de nouveau. Il vise une vierge à l’enfant de marbre. « Lui, c’est qui ? » « Ben, l’enfant Jésus pardi ! » « Non, non, viens voir ». Il m’attrape par le bras et m’amène juste devant le visage du poupon. Il me donne la date à laquelle la statue a été sculptée et quelques indications pour me mettre sur la voie. Je regarde le visage de l’enfant Jésus et soudain, la réponse m’apparait, c’est flagrant : « Napoléon ! » « C’est ça, dit-il, le sculpteur lui a donné le visage de Napoléon. Tu vois, j’ai appris plein de trucs avec toi, mais t’auras appris au moins quelque chose avec moi. »

Il sera resté plus d’une heure avec nous. Une fois ressorti, libéré de la contrainte du respect du lieu sacré, il devient plus facétieux et le voilà qui se met à parler anglais ! Un anglais basique, avec un accent terrible mais correct. Je me demande dans quelles circonstances il l’a appris. Puis, prétextant le prénom d’une étudiante, Caroline, il commence à réciter la liste des états américains et leur capitale. Tout cela en passant du breton, à l’anglais et au français. Les passants nous regardent bizarrement.

J’en ai déjà rencontré des comme lui, qui ont le « grain de folie » et j’ai l’impression qu’il n’en existe qu’en Bretagne (mais suis-je allé ailleurs pour voir ?).

Malgré tout ça, j’ai délivré à mes étudiants les informations que j’avais prévu de transmettre même si le cheminement était plus tortueux que d’ordinaire. Quand tout ce petit monde s’est égayé, je retourne dans la cathédrale pour quelques photos avec le sentiment d’avoir fait ce qu’il fallait faire et, je dois dire, une certaine joie.

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Commentaires
L
Mais non je ne vous prends pas pour des beaux nez de nuit !
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C
Laplumequivole> Moi aussi, j'avais découverte la note sur le tard. Et qu'en sais-tu à l'heure à laquelle je me suis couché ? Penses-tu être la seule à faire la java toute la nuit ? Serions-nous à ce point là des bonnets de nuit ? En fait c'est jeudi matin que nous nous sommes couchés très tôt.
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K
Cornus> C'est bien ça, 2004 c'est celui que j'avais prédit. (enfin préécrit)
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C
C'est sur l'internet : un assassinat à caracatère satanique commis contre un diacre en 2004 et jugé en 2007.
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K
Plume> je ne te raconte jamais ce que j'ai posté La plume !
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