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EN ALAN AR MEURVOR
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22 juin 2008

LES DOIGTS D'EVE (13)

Les mains d’Eve s’étaient finalement senties orphelines.  Qui serait resté froid à la plainte muette de ces longs doigts bagués que prolongeaient des ongles rouges et parfaits ? Bien qu’il lui en coutât, Clément se devait d’entendre la requête poignante des doigts d’Eve. Dans le grand magasin parisien, il fit, pour la première fois de sa vie, l’expérience de ces tergiversations, de ces avancées et de ces reculs, de ces bouffées honteuses lui rougissant le visage, de cette certitude de tous ces regards tournés vers lui, le scrutant, le pénétrant, le mettant à nu, devinant ses coupables intentions. Seule sa conscience, en réalité, le regardait. Combien d’hommes en ces lieux, à ce moment même, faisaient l’achat de quelques accessoires féminins affriolants, pour leur épouse, leur maîtresse ? Combien banal était aux yeux de tous ce qu’il s’apprêtait à faire ? Lorsqu’une vendeuse, ayant vraisemblablement repéré ses difficultés à faire son choix, vint lui proposer ses conseils, il s’empressa de préciser : c’est pour une femme. La vendeuse contempla avec un air suspicieux le bac remplis de bas-résilles en promotion, puis releva les yeux vers le visage de son client tout en s’efforçant d’effacer du sien le sourire ironique qu’elle sentait s’esquisser bien malgré elle. Mais le client avait disparu. Clément avait traversé le boulevard en hâte et s’était engouffré dans un autre de ces anciens temples de la consommation. Fort de sa cuisante expérience, il parvint cette fois à garder son sang froid et fit ses emplettes sans encombre.

            Il mit une éternité à dérouler les bas le long de ses jambes, qu’il avait préalablement épilées. La sensation qui l’envahissait dépassait largement celle que procurait le contact du tissu inconnu sur sa peau. Il était parcouru de frissons qu’ils n’avait connu qu’aux préliminaires de l’amour. Mais il lui semblait que son corps réagissait différemment. Des ondes de satisfaction convergeaient vers son sexe, mais celui-ci restait inerte, il disparaissait même de la conscience de son corps, à la faveur d’autre chose qui lentement s’installait et lui dictait des choses qu’il n’avait même pas imaginées auparavant. Ne craignant plus désormais l’arrivée inopinée de l’épouse de Clément, Eve se répandait en lui, sans retenue. Les doigts d’Eve exécutèrent une petite danse sur le clavier, un élégant repérage des touches. Peut-être n’écrirait-il rien ce soir, peut-être se contenterait-il de l’inlassable spectacle de ces jolis membres enfin assortis, de ces magnifiques jambes que modelaient les mailles noires ajourées. Eve s’épanouissait, Clément souffrait le martyr. Il lui semblait laisser Eve l’envahir contre son gré, tel l’homme transi de froid observe la mort l’engourdir comme une délivrance. Mais au fin fond de son âme quelque chose, dont lui parvenaient les échos assourdis, hurlait encore et stigmatisait son renoncement.

***

            Rachel avait passé sa journée à rafraîchir le « bas ». Elle avait mis des draps frais dans le grand lit, de la lavande dans les armoires, laissé les fenêtres ouvertes toute la journée, ciré les parquets, ôté les traces de moisi de la salle d’eau, mis des roses enfin, dans le grand vase de la table en chêne clair de la salle à manger, une table, avec ses innombrables fuseaux, qui remontait à l’ère « préindustrielle » du mobilier, et existait sans doute en de très nombreux exemplaires ici et ailleurs mais qui était néanmoins de la belle ouvrage et que Rachel affectionnait particulièrement. Elle avait fait un bouquet de la variété « Mammy Blue », mauve pâle, sa rose préférée pour sa teinte inattendue et son parfum enivrant. La famille arrivait le lendemain.

            « Fanny avait attendu le jour du solstice pour entreprendre la descente, non qu’elle accordât une importance démesurée aux dates ni ne leur associât la moindre superstition ou croyance mais celle-ci portait la marque d’une réalité cosmique qui dépassait la condition humaine. Les derniers rayons solaires, en cette heure tardive, rasaient la pelouse rase des flancs du cratère. Un entonnoir parfait, un amphithéâtre où ne se jouaient que les spectacles de la nature… » Rachel s’interrompit pour boire une petite gorgée de sa tisane aux fleurs des montagnes, encore brûlante, et finir de façonner mentalement la fin de sa phrase. A chaque gorgée, un mot s’ajoutait et alors que le liquide avait bien baissé dans la tasse, la bloggeuse avait remisé dans sa tête de quoi prolonger substantiellement son récit.

Une pluie torrentielle déferla alors sur le lac. Elle en admira la progression rapide aux rides qu’elle imprimait à la surface de l’eau. En quelques secondes, le rideau diluvien s’abattit sur la maison. Thor ouvrit de grands yeux vers l’extérieur tandis que Rachel se précipitait pour fermer la fenêtre aux trombes d’eau. Puis, elle se souvint qu’elle avait laissé les fenêtres ouvertes pour aérer le « bas ». Dans un soupir, elle se leva et entama la traversée de la maison. Elle descendit l’échelle de meunier qui donnait accès à son bureau-chambre, pièce unique aménagée dans les combles, sa « vigie », puis les degrés de pierres de l’escalier principal. Elle se rendit ensuite à la cuisine ayant traversé le hall pavé de tomettes descellées, passa le long du grand évier fait d’une unique dalle de basalte que surmontait une fenêtre qui ouvrait sur une sorte de douve et qui, enfant, lui avait toujours paru menaçante. C’est là qu’était la porte donnant accès à la remise. Elle passa le doigt sous le crochet métallique qui actionnait le loquet, trouva à tâtons l’antique commutateur électrique en bakélite qui pouvait tourner indéfiniment sur lui-même et allumer puis éteindre alternativement. Très haut, très loin, une ampoule nue déversa sa lumière blafarde qui se dilua aussitôt dans le trop vaste espace. On devinait la silhouette d’un vélo rouillé, qui avait appartenu au grand-père de Rachel, ce type d’engin où il fallait pédaler à rebours pour freiner. Dans un coin, à peine éclairé, se trouvait le billot et la serpe que sa sœur avait abandonnés là, l’été d’avant. Et puis il y avait, de part et d’autre de l’immense pièce, des échelles aux barreaux à peine dégrossis qui laissaient voir des départs d’embranchement, dont le sommet était appuyé aux seuils des noires ouvertures d’un étage dont les volets étaient restés fermés depuis des décennies. A droite était la porte d’une petite pièce pavée de pierres, où jadis étaient élevés les lapins. C’est de là qu’on descendait à la cave voûtée où aujourd’hui encore, Rachel conservait son vin. Celle-ci eu comme une hésitation à traverser ce capharnaüm. Elle se décida enfin, franchit les trois marches de bois vermoulus qui l’amenait au niveau intermédiaire.  C’est à ce moment seulement qu’elle constata que Thor était dans ses jambes. De nouveau un loquet pour déclencher la porte à la vieille peinture grise qui ouvrait sur un minuscule réduit sans fenêtre, tout juste assez grand pour contenir les cinq marches de pierres qui menaient au niveau inférieur. Une autre porte en obstruait l’extrémité. C’était le « sas » qui donnait accès au « bas ». Enfin arrivée, elle se hâta d’une pièce à l’autre munie d’une serpillère afin d’éponger les flaques qui s’étaient déjà constituées.

            Elle allait reprendre son long périple en sens inverse quand elle se ravisa. C’était stupide, mais elle ne put se réfréner. Il fallait impérieusement qu’elle vérifiât que les fenêtres étaient bien closes. Tout en menant son inspection, elle ne cessait de tourner dans sa tête le commentaire d’avertissement qu’elle avait laissé chez Eve. Qu’elle autre façon aurait-elle eue de l’atteindre que par le blog d’Eve ? Elle ne savait d’ailleurs même pas qui il était, seulement qu’il existait forcément, statistiquement, elle avait mis tous les éléments bout à bout. Et l’épicentre était les « Visions Hellènes », tout partait de là. Eve était-elle en danger, elle-même ? Non, sans doute que non. Elle avait inconsciemment déclenché quelque chose chez un lecteur fou mais qui, forcément, ne la menaçait pas. Enfin, c’est comme çà que Rachel voyait la chose. A inventer tant d’histoires, n’en démêle-t-on pas plus facilement les ficelles du réel ?

            Thor feula. Rachel scruta autour d’elle. Qu’est ce qui pouvait bien inquiéter le chat ? La porte de la petite chambre était-elle ouverte tantôt ? Elle pressa le pas vers le « sas ». Cette fois elle en était certaine, elle avait soigneusement refermé les portes du sas derrière elle pour éviter les courants d’air. Les loquets avaient beau être surannés, ils remplissaient parfaitement leur fonction. Mais les deux portes béaient. Rachel attrapa Thor par-dessous le ventre et s’engagea dans le sas. On l’avait suivie jusque dans le bas, elle en était sûre désormais. Parvenu dans la remise, elle se souvint du verrou. On pouvait, grâce à lui, condamner l’accès de la remise aux résidants du bas. Il datait de l’époque où ses grands-parents avaient des locataires. Elle essaya d’en tourner la molette mais le mécanisme était grippé, trop de trouille accumulée depuis le temps où il n’avait pas servi. Que faire ? Elle eut brutalement la sensation de palpitations désagréables dans son thorax en même temps que ses idées se troublaient. Elle se serait cru plus de sang-froid en cas de danger. Mais sait-on jamais comment on réagirait ? Pourquoi cette perte de temps à chercher de l’huile de dé grippage au lieu de poursuivre sa fuite ? Il y en avait une burette, tout près, elle en était sûre, là dans le tiroir du vieux buffet qui servait à ranger les outils et puis elle voulait l’enfermer, ce rat, ce criminel. Elle trouva la pipette. Elle tremblait tellement et sa vue se brouillait qu’elle peina à faire tomber les gouttes sur l’axe de la molette. Enfin, celle-ci tourna et le pêne s’engagea dans la gâche. « On a gagné, Thor ! » lança-t-elle à son chat dans un cri libératoire. Ils reprirent la progression au travers de la remise où la pluie, sur les tuiles, faisait un bruit assourdissant de caisse claire. Quand même, se disait Rachel, n’avait-elle pas inventé tout cela ? Si ce fou existait, si même il se méfiait d’elle, comment l’aurait-il trouvée ? Elle avait bien décrit sa demeure sur son blog, mais autant chercher un aiguille de dans une botte de foin ! Malgré le soulagement, son sang continuait de marteler ses tempes. L’inquiétude sans doute. Même enfermée, il n’était pas rassurant pour elle d’imaginer que quelqu’un avait été à ses trousses dans sa propre maison. Partout sur son passage, elle trouva des portes qu’elle était certaine d’avoir fermée, ouvertes. Pour incongrues que fussent ses premières craintes, elles semblaient s’avérer : on l’avait suivie jusque dans le « bas ». Il lui tardait d’atteindre son bureau, son ordinateur, son téléphone portable, les liens avec le monde. Oserait-elle appeler la police ? Oui, il le fallait. Elle maquillerait la vérité. Un intrus s’était introduit chez elle, elle l’avait aperçu de sa fenêtre, elle avait peur… elle ne dirait rien des blogs. Son rythme cardiaque ne faiblissait pas, pas plus que ses troubles de la vision ne s’estompaient. Elle se connaissait. Il lui faudrait un bon moment et une bonne dose de relaxation pour que les effets de sa panique s’amenuisent. Pénétrer dans son bureau lui fut déjà d’un grand réconfort. Elle aimait cette pièce, la douce chaleur qui y régnait après les courants d’air omniprésents de la grande maison.

            Le grand fauteuil de bureau de Rachel se tourna. Un homme lui fit face. Rachel compris en un éclair son erreur de diagnostic. Elle sut immédiatement que c’était lui. Elle ne l’avait jamais vu, ne savait rien de lui, mais il était juste tel qu’elle l’imaginait. Décidément, son imaginaire était loin d’être stérile.

            « Parlez-moi d’Eve. »

            « Je ne la connais pas ! »

            « Mais vous la lisez, j’aimerais entendre une femme parler d’Eve, j’aimerais tant. »

            « Mais vous aussi, vous la lisez, je suppose. »

            « Mais moi, je l’aime, c’est différent. »

            « Au point d’avoir tué Boris, n’est-ce pas ? »

            « Je crains que vous ayez une vision naïve des choses, crime passionnel, ah !ah ! Non, je la protège contre elle-même, voila tout.»

            « Mais pour Fag alors, car je sais pour Fag. »

            « Ah, la tapette, c’est tout autre chose, un peu compliqué à expliquer, je dois dire. »

            « Et Coconuts ? Vous voulez le rencontrer également, mais je l’ai averti. Vous êtes Spiderman, n’est ce pas. Quel le lien ? »

            « Chacun sa spécificité, en effet. C’est fou comme les blogs rapprochent des gens qui n’auraient même pas eu un regard l’un pour l’autre dans la vraie vie. Le lien ? Vous le savez, je crois. Eve, je vous l’ai dit, je la protège, de vous tous ! »

            Rachel, prise dans son interrogatoire, avait comme oublié l’imminence du danger. Ce « vous tous » l’avait ramené à la triste réalité. Et ce cœur qui n’en finissait pas de battre la chamade, cette vue trouble, et les maux de ventre maintenant qui étaient de la partie. Mais toujours cette présence d’esprit de Rachel, malgré l’émotion. Rachel qui avait toujours dû se battre, assurer, défendre sa mère contre son père, assister sa sœur contre la vie… Là, maintenant, elle se battrait pour elle-même. Elle était tout près du Godin qui répandait sa douce chaleur l’hiver, dans sa pièce. Elle savait exactement où était le grand tisonnier, juste à côté. Un demi-pas lui suffirait pour l’atteindre de son bras droit.

            Ses regards insistants pour l’arme de fortune la trahirent.

            « Ne vous fatiguez pas. Je ne vous agresserai pas. Que vous ayez bu votre tisane jusqu’à la dernière goutte me suffit largement. »

            Rachel comprit d’un coup l’origine des désordres de son corps.

            Avoir fait tant d’efforts pour fuit la mort alors qu’elle la portait en elle.

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Commentaires
K
Bien-sûr que non !
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K
Kridienn> Rachel est un personnage comme un autre, était-il moins cruel de faire mourir Coco ou Flag ????
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C
Le Botaniste ne peut faire cela : par définition, il incarne le Bien !
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K
Quelle cruauté !!! S'en prendre à Rachel, c'est quand même gonflé !!!
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K
oh Fromfrom!! divine surprise! trop rare!! trug<br /> Cornus> De femme ou.... de botaniste...
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