SALISBURY CATHEDRAL 1
La visite de la cathédrale de Salisbury est l’occasion d’un petit bilan ou du moins d’un rappel de faits que j’ai pu, autrefois, évoquer ici et là dans ces colonnes. En effet, elle était, en quelque sorte, la dernière des cathédrales que Vladimir range volontiers dans une « première division » un peu footballistique à mon gré qu’il me restait à découvrir. Cette église fait partie des cathédrales anglaises dont j’ai eu très tôt connaissance, lors de mes pérégrinations livresques adolescentes. Cette histoire remonte au jour où mon frère, qui ne vivait déjà plus à la maison, m’avait offert à Noël, un livre de vulgarisation sur les grandes cathédrales du monde. L’attention qu’il avait eue à mon égard m’avait alors touché car j’y avais vu le signe qu’il prenait enfin en compte la personne que j’étais au lieu de celle qu’il aurait voulu que je fusse. Cet ouvrage ne contenait rien que de très banal concernant les cathédrales françaises sur lesquelles j’avais déjà un regard assez sérieux mais recélait pour moi une grande nouveauté car il comportait un important chapitre sur les édifices d’outre Manche. Je n’avais alors jamais vu la moindre photo d’une de ces cathédrales, j’étais concentré sur l’art français. Ce fut pour moi un choc violent, une source de préoccupation constante, un sentiment de mystère à résoudre que ne peuvent mesurer que ceux qui ont connu la passion dévorante. Ce gothique là m’était incompréhensible, impensable, paradoxal, sans doute le considérais-je fautif même. Ce fut ma première confrontation à la relativité, à la diversité des expressions de la culture humaine. Mais curieusement, ces églises qui me froissaient, me faisaient parfois hurler m’ont aussitôt attiré, titillé. Il fallait que je les appréhende un jour, que je les comprenne, bref elles avaient tout l’attrait de ces êtres qu’on rejette de prime abord pour finalement se laisser séduire. Pendant près de trente ans je n’ai eu de cesse de collecter de nouvelles images, d’enrichir mes connaissances. Tous mes repères étaient brouillés. Alors que la datation d’un édifice gothique français m’est assez facile, je pouvais m’égarer en Grande Bretagne d’un bon siècle. Pendant près de trente ans, l’idée de voir en vrai une cathédrale anglaise avait été le plus grand exotisme que je pouvais concevoir.
Et puis la vie a voulu que ce me devienne chose facile. La première que je vis, ce fut presque par accident. J’avais prévu Canterbury, forcément puisque là fut introduit l’art ogival en Grande Bretagne, mais le hasard voulut que nous passâmes près d’Ely, en grande partie romane. Je me souviens de la silhouette de la cathédrale voguant au dessus des toits de la ville, la silhouette de Vladimir marchant devant, et moi qui versait des larmes d’émotion en cachette en le suivant.
Alors bien sûr, il est quantité d’autres cathédrales que j’ai envie de voir mais Salisbury était la dernière du peloton de tête.
Salisbury c’est sans doute une des silhouettes de cathédrale les plus connues, pour sa flèche vertigineuse, pour l’unité inégalée de son style (elle fut construite très vite), pour l’immensité du green qui l’entoure.
Vladimir n’avais jamais entendu parler d’Old Sarum, mais ce nom me fascine moi depuis trente ans. Au XIIIème siècle, faute de place, on décide de quitter cette ville fortifiée sur son plateau pour construire une nouvelle ville dans la plaine, ex nihilo et, premier acte fondateur, on élève une grande cathédrale : Salisbury. Je m’étais toujours demandé s’il restait quelque chose d’Old Sarum si soudainement abandonnée. C’est dire l’étonnement de le fouler de mes pieds. Nous aurions dû voir cela :
mais voici ce que nous vîmes :
(La cathédrale au loin)
Commencée en 1221, elle est donc contemporaine de la cathédrale d’Amiens. Ce qui frappe dans cette cathédrale, outre son unité de style, renforcée par le fait que contrairement à l’usage en Angleterre, le grand vaisseau n’est pas interrompu par divers écrans, c’est le parti pris de sobriété. Certes l’emploi de colonnes en marbre noir de Purbeck donne comme dans toutes les cathédrales anglaises une polychromie très ornementale,
certes comme dans ses consœurs britanniques ou même normandes les moulurations sont très fouillées, voire maniérées et contredisent l’effort d’austérité,
mais tout cela reste dans des limites très contenues si l’on s’en réfère aux habitudes locales de l’époque.
Les piles de la nef, très dépouillées, sont de toute évidence une version made in Great Britain de Chartres, Reims, Amiens. La voûte surtout est une simple croisée d’ogive quadripartite, à la française, bien éloignée des folies de Wells, son aînée. On saisit bien à tous ces détails un clin d’œil évident au parti français pour une cathédrale majestueuse, style continental qui paradoxalement, alors que les architectes anglais n’ont eu de cesse d’en casser les grands principes et de lui tourner le dos avec brio, demeure un modèle ultime de monumentalité dont la preuve la plus manifeste est Westminster.
Mais l’hybridation marche mal. Car la sobriété française exige une élévation nerveuse et Salisbury pèche par son faux triforium écrasé qui brise totalement l’élan des travées (et un historien anglais du gothique parvient aux même conclusions que moi),
par son chœur qui reproduit trop fidèlement l’élévation des travées où les clairevoies ne dépassent pas la lunette de la voûte et dont le fenestrage est du coup minuscule.
(Regardez les photos où l’on voit le revers de la façade et ses grandes fenêtres, le vaisseau parait beaucoup plus aérien).
Trois belles réussites : la chapelle d’axe, peut-être inspirée d’Auxerre,
les transepts (ils sont au nombre de 2),
particulièrement la face sans collatéral où une claire-voie aux belles proportions remplace le faux triforium lourd et prouve qu’il s’en fallait de peu que cette élévation soit une réussite,
et le chapter house qui peut rivaliser avec les gloires du rayonnant français.
L’extérieur, comme toujours outre Manche est aussi une belle réussite dans le soin apporté à chaque détail, ainsi que le cloître, qui seront l’objet d’une autre série de photos.