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EN ALAN AR MEURVOR
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20 décembre 2010

LE CHAT DE KERVASKER 12

kervasker_12

Chapitre  XII

Madame de Kervasker

 

-         Mais, dit Yann-Marc’hkar, j’ai bien parlé à un homme tout à l’heure.

-         Je n’ai pas oublié mon ancienne voix, dit Madame de Kervasker dans un sourire. Vous sembliez tellement persuadé d’avoir affaire à un homme que je n’ai pas voulu vous décevoir. Tristan de Kervarker a quitté cet endroit maudit il y a quinze ans et c’est Izolda de Kervasker qui revient à sa place, amusant, non?

-         Cela veut-il dire, continua Yann-Marc’hkar intrigué, que personne ne vous a vue depuis votre retour, car il n’est question par ici que du retour de Monsieur de Kervasker.

-         En effet. Ou plutôt si, beaucoup m’ont vue au contraire, sans comprendre qui j’étais. Nul besoin de me cacher. On aura pensé que j’étais la compagne de Monsieur, ramenée de je ne sais où. Autrefois, j’avais la réputation d’être un ours cloîtré en son manoir, alors mon invisibilité n’étonne personne. Je savoure cette situation, vous savez, d’être enfin en accord avec moi-même bien sûr, profondément, mais socialement aussi, de pouvoir sortir dans la région, prendre un verre, faire mes courses sans lire dans le regard cette défiance qu’on oppose aux Kervaskers depuis des générations, comme si notre sang véhiculait une tare indélébile depuis ce lointain et monstrueux ancêtre.

L’atmosphère s’était rapidement détendue. Tous s’étaient attendus à être confrontés à une sorte de Barbe Bleue prêt à lâcher un félin affamé pour décimer la population de la région et au lieu de ça, ils étaient chaleureusement accueillis par une femme élégante qui leur livrait d’emblée ses états d’âme.  Le comte Pornus, un verre de vin cuit à la main, fixait les flammes dans l’âtre tandis que ses neurones, décongestionnés par la configuration nouvelle du casting de cette histoire, étendaient leurs dendrites les uns vers les autres et rétablissaient des connections utiles. Un fait le frappa. Comment était-il possible que ces détectives à la noix, qui prétendaient avoir déjà mené de sérieuses investigations, qui avaient même enquêté sur son propre passé au point de dégoter une vieille cassette de « Tournante Flamingante », puissent ignorer encore que Kervasker était une femme ? Par contre, il pressentait que lui-même négligeait un détail de sa rencontre avec la bête dans les marais, mais il ne parvenait pas à mettre la main dessus.

Yann-Marc’hkar demeurait méfiant. Cette confiance qu’Izolda leur accordait paraissait suspecte. Comment allait-elle s’en justifier ?

 

-         Que nous vaut l’honneur être les premiers devant qui vous ôtez le masque ?

-         Eh bien, Yann-Marc’hkar – c’est bien ça ? – si je suis passée aussi inaperçue aux yeux des gens d’ici que la lettre d’Edgard Poe, il n’en va pas de même de vous et de Monsieur… Volaskell. Il ne s’est passé guère de temps que j’entende dire que les nouveaux propriétaires de Botyen étaient un couple de messieurs. J’ai eu la faiblesse de penser que vous en seriez plus ouverts à mon cas particulier.

Yann-Marc’hkar fut satisfait de la réponse et ils passèrent tous à table qui était dressée à l’autre extrémité de la grande salle où une autre cheminée crépitait de mille flammes. Un vieil homme courbé par les ans faisait office de serviteur. Torzh, à côté de laquelle une chaise à haut dossier était occupée par Tizh-F dignement assis, saisissait par moments les pensées des autres et sentit converger en elle cette même question qui s’agitait sous tous les crânes et que personne n’osait poser. Elle se fit donc l’interprète non mandatée de ses comparses.

-         Nous avons cheminé sans encombre pour venir jusqu’ici mais nous n’étions guère rassurés, avec tous ces meurtres. Notre ami le comte Pornus a même frôlé la mort il y a peu, dans les marais, de si près qu’il aurait aperçu la bête, le… chat.

-         Rien n’est moins sûr, s’empressa de rectifier Pornus. Je voulais justement vous dire que j’avais parlé l’autre jour un peu précipitamment et qu’une telle hypothèse est invraisemblable et que…

-         … Le chat, le coupa Izolda, dont la mine s’était assombrie à la prononciation de ce seul mot, le chat n’est pas une hypothèse. Il existe, et ce depuis des siècles, pour notre malheur à tous, les Kervaskers. Ne froncez pas les sourcils, comte Pornus. Vous m’aurez sans doute mal comprise. J’ignore tout à fait si une telle créature peut exister en réalité, mais cette histoire nous pourrit la vie depuis des générations. Ma propre enfance à moi, dernier rejeton de la lignée, en a été gâtée. Alors vous comprendrez que le mot hypothèse me fasse réagir. Toute le monde y croyait, on citait nombre de seigneurs de Kervasker dans le passé, morts mystérieusement ou disparus dont personne ne doutait qu’ils avaient été victime du chat, le chat qui se vengeait de l’errance à laquelle notre sinistre ancêtre l’avait condamné. En tuant des hommes, toujours. Les femmes Kervasker, épargnées par le félin, étaient plus chanceuses, en quelque sorte. La tradition veut qu’ici, quand naissait un garçon, la mère revêtît un costume de deuil, comme pour s’habituer à sa mort forcément prématurée. Ma mère à moi était un peu dérangée, comme on dit. Une russe, qui avait fuit son pays et que mon père avait rencontrée à Paris. Mes grands parents paternels lui ressassèrent cette légende affreuse qui, sur le terreau d’un faible psychisme, prospéra, s’enfla, devint obsession. Mon père est mort quand j’avais trois ans, d’un accident de voiture au col de Troidindon. Bien sûr, il était au volant d’une Alpine Renault dont la carrosserie en résine ne lui laissait guère de chance en cas de choc violent, bien sûr, il conduisait beaucoup trop vite, comme à son habitude, bien sûr qu’il faisait nuit, que le virage était traître et qu’il s’en revenait d’une soirée peut-être un peu arrosée, mais on ne retint aucun de ces arguments pour expliquer qu’il se soit écrasé contre un roc de schiste. Il s’en trouva beaucoup pour dire que le chat l’attendait au tournant en pleine nuit, causant ce terrible accident.

-         Les Kervaskers semblent avoir joué de malchance, en vérité. Il n’en faut pas plus pour alimenter les croyances, intervint Pornus.

-         En effet, et de ce jour, ma mère, orpheline de son pays, veuve, prisonnière d’une lande austère et de beaux parents aigris s’abîma de plus en plus dans les affres de la folie obsessionnelle. La malédiction des Kervaskers, tel un papier buvard qui absorbe tout liquide qu’il touche, elle la fit sienne, elle s’en nourrit jusqu’à son suicide, quinze ans plus tard. Et le petit garçon qu’elle avait en charge fut balloté entre une mère qu’il aimait mais dont il craignait les accès de démence et des grands parents rigides qu’il n’aimait guère mais dont la régularité d’humeur le rassurait. Plus de dix ans de psychanalyse aux Etats-Unis pour prendre conscience de cette évidence : pendant toutes ces années il n’y eut de jour que ma mère ne me signifiât, sans l’exprimer jamais en mots, mais par ses regards apeurés, ses gestes trop prévenant, ses sanglots étouffés, que mon sexe me condamnait à une mort prématurée. Très tôt, et sans comprendre pourquoi, j’ai eu la certitude que je n’habitais pas le bon corps. J’étais une fille malgré la nature. A la fin de ma thérapie, alors que je m’étais déjà faite opérée, une phrase m’est venue, sans effort, comme d’elle-même et qui fut la conclusion de toutes ces années de travail sur moi-même : j’ai voulu être une femme pour échapper au chat. Voila, Monsieur Pornus, pour moi et à jamais, le chat, symboliquement, existe.

L’ensemble des convives garda le silence, une forme de gêne l’emportait sur tout autre sentiment. Cette femme qu’ils connaissaient depuis à peine une heure venait de faire défiler devant eux la trame dramatique de sa vie comme elle se fût adressée à un intime.

Tizh-F sauva la situation en sautant de sa chaise brusquement tout en émettant un inquiétant feulement. Il se dirigea vers les murs de la pièce qu’il longea en en flairant la base. De temps à autres, il échangeait un regard avec sa maîtresse qui semblait chargé d’informations. Ces diableries mettaient Pornus mal à l’aise et intriguèrent Madame de Kervasker qui à son tour porta ses yeux sur Torzh dans un geste interrogatif.

-         Quelque-chose est là, qui rôde autour du manoir.

-         Quelque-chose ou quelqu’un !, nuança Pornus.

-         Non, mon cher comte, ne vous déplaise. Pour les choses de ce bas monde, les facultés de Tizh-F sont celles de n’importe quel chat. Et au vu de l’épaisseur des murailles de granite qui nous entourent, je ne crois pas qu’il puisse percevoir une présence humaine. Par contre, il est des flux qui traversent la matière et qu’il capte.

 

Soudain Tizh-F retrouva un air serein et vint se rassoir aux côtés de Torzh comme si de rien n’était. Pendant un long moment on n’entendit plus que le cliquetis des fourchettes heurtant la porcelaine des assiettes.

-         Ce sanglier était vraiment délicieux, finit par dire la marquise. Cela m’a mis en voix et c’est tellement… sinistre ici, je ne sais d’ailleurs comment vous faites ma chère pour tenir le coup. Bref, pour nous mettre un peu de baume au cœur, que diriez-vous de l’air des bijoux.

-         Euh, s’écria Yann-Marc’hkar, avez-vous remarqué ma chère tous ces verres en cristal, votre contre-ut est redoutable, vous le savez. Vous ne voudriez quand même pas laisser tous ces verres cassés comme souvenir de notre passage à notre si charmante hôtesse. Peut-être devriez-vous vous contentez du répertoire traditionnel.

D’abord vexée, la marquise avait reconnu l’éclat d’une vieille complicité dans l’œil de son ami ainsi qu’elle avait noté la présence d’une harpe aux cordes de bronze dans un coin sombre de la salle.

-         Ah, dit la marquise, vous voudriez que nous présentions ce soir à nos amis le fruit de nos recherches secrètes dans votre bureau l’autre soir ? C’est vrai que nous sommes dans l’endroit rêvé !

La marquise était soudain toute guillerette. C’était toute sa jeunesse qui lui revenait en mémoire. Elle revit ce jour d’été où elle chantait fenêtre ouverte dans son petit appartement de la ville haute. Soudain, de la rue, une voix l’avait hélée. C’était Yann-Marc’hkar qu’elle voyait pour la première fois et qui passait par là par hasard. Il portait alors une longue chevelure blonde un peu bardique. « Voudriez-vous chanter avec moi ?», lui avait-il lancé sans autre forme de procès. Elle avait descendu les escaliers en courant comme on s’engage les yeux fermés dans l’inconnu. Très vite leur duo, lui à la harpe ancienne, elle au chant, avait connu le succès. Ils avaient chanté dans les plus belles églises de Bretagne, Le Folgoad, Pleyben, Locronan. Seule la cathédrale de Quimper manquait à la liste car Yann-Marc’hkar y était persona non grata. Plus tard, au grand dam du harpiste, la marquise avait quitté la formation pour se fourvoyer sur les chemins de l’opéra. Reconstituer le duo, le temps d’une chanson, dans cet endroit insolite et inquiétant, alors que peut-être le danger les guettait dehors, prenait une dimension particulière qui émouvait Fromulus.

Yann-Marchkar égrena quelques notes introductives ornementées à la façon d’un piobaireachd puis la voix de la marquise s’éleva :

 

An Aotrou a Gervasker, kaer noa d'ober hag-eñ dime'et a bell amzer
n'en devoa mab na merc'h hag ouzh e bried e oa bras koler.
Eus mil genou Katell a gleve, hag-hi en arvar da goll he buhez
An aotrou a Gervasker pe ve noz pe ve deiz morse d'an traon e bich ne ve.

Ha dre ar vro 'rede brudoù ne oa ganet bastard ebet
d'ar mil ha kant berjelenn gant e aotrou bet palforset.
Ha Kervasker ivez a gleve debret e galon gant ar vezh.
Ha gwashañ tra ne c'helle ket kemer ur pried nevez.

Met ur pennadig goude-se 'voe a nevez gant Katell 
Gant al levenez e tarzhe an aotrou, ar c'hoaperien 'rankfe tevel.
Siwazh pa welas ar bugel, e vlev rous,,e zaoulagad
e komprenas, mil mallozh ruz, sur ne oa ket eus e wad.

Hiziv an deiz c'hoazh e klever kanoù skrijus ar vugulion
a glevas 'us d'al lanneier an aotrou o yudal 'giz ul leon.
Hiziv an deiz c'hoazh e lavarer d'ar vugale pa vez kurun o krozal
Selaou'ta Kervarker o yudal, d'e vab emañ o vont d'o'r e stal!

Kar ar gwalleur a c'hoarvezas, en ur puñs don en daolas,
hag o lezel ar vamm semplet en noz du dall en em strinkas.
Met un nebeudig goude-se, hag eñ ken pell da vout kristen
e tistroas en e vaner p'en devoa aon rak lezenn ar veleien

Pa oa bet ganet ur bugel e oa da vezañ badeziet.
Person Bremeur, bouzar ha dall gant an torfedour 'voe galvet.
Sachet e voe ar beleg kozh e chapel kozh Menez Mikel
ha sur e c'hellit soñjal ne oa ket Satanas gwall bell.

Rak an aotrou milliget dirak ar maen-font a gasas
e plas ar c'hrouadur drouklazhet ur pezh mell targazh bras.
Hennezh en devoa divergont laeret digant an itron. 
Badeziet 'voe al loen, ô taol disakr ! Hag e varvas ar person.

Dre c'hras Doue koulskoude ne oa ket marvet ar bugel.
Tennet eus ar puñs don ha kuzhet gant Itron Katell
'oa bet roet ganti da sevel da sorserez traoñ ar menez,
Diedoù hud ar sorserez a reas dezhañ distreiñ d'ar vuhez.

En he furnez he doa ar vamm laeret digant he gwaz
un dro-c'houzoug aour ha d'he mab he roas.
Warni e oa engravet kaer holl armoù al lignez.
Ha ganti e c'hellfe he mab goulenn-groñs e hêrezh.

Ar bugel a greskas, en e galon e voe hadet ar gasoni.
D'ar maner e redas ma kavas e dad mezv-divi.
-Istrogell, emezañ, e strad ar puñs 'oa dour !
Met beuzet 'oan ket bet dre c'hras ma mammig paour !

A-vec'h m' en devoe bet skiant an aotrou spouronet 
da welet e armoù a skede e-touez blev du e vruched
ma voe gant an hini dianav evel ur pemoc'h diwadet
Hep na vije bet amzer da gofesaat e mil ha kant pec'hed.

Ur c'hazh a oa bet badeziet ! Biskoazh pec'hed ken skrijus !
Hogen ne vez ket graet goap ouzh Doue hollc'halloudus !
Aet an amzer e-biou ha meur a gantved !
Met kazh Katell a Nevez zo bev bepred !


-         Oh, dit Torzh, mais où avez-vous dégoté ça ! Il y a matière à scénario là dedans !

Izolda se sentait mal.

-         Mon Dieu, mais vous êtes fous ! Quelle idée de chanter  ça ! Ici !

Yann-Marc’hkar et Fromulus prirent alors conscience de leur indélicatesse et se confondirent en excuses.

-         Gustave, cria Izolda, vous pouvez apporter les profiteroles !

Dix minutes plus tard, Gustave n’était toujours pas là.

-         Ce vieux cochon, pesta Izolda, doit être encore en train de mater un film porno dans la cuisine. Figurez que l’autre jour, je l’ai surpris en train de visionner « Tournante Flamingante », c’est navrant ! Je dois dire malgré tout que le héros était drôlement…

Soudain, elle regarda Pornus autrement.

-         Mon dieu, comte Pornus, ooh, je suis confuse… et troublée à la fois… ooh…

-         Bon, ça va, coupa froidement Fromulus !

Pour faire diversion, Madame de Kervasker se leva et se rendit à la cuisine pour tancer Gustave. Elle avait  à peine disparu derrière la porte que l’assemblée fut secouée par son appel :

-         Venez vite, mon Dieu !

Les pieds de chaise crissèrent sur l’ardoise du sol, on se leva dans la confusion, on se bouscula, quelqu’un marcha sur une patte à Tizh-F qui hurla. Volaskell qui avait la tête ailleurs se leva tranquillement, son verre de vin à la main en disant :

-         Ah, on mange le desseoue à la couisine ?

Le spectacle qu’ils découvrirent était désolant. Toutes les profiteroles faites maison, d’après une recette que Gustave avait trouvée sur un blog, étaient éparpillées sur le sol maculé de traces de chocolat, certaines éventrées, vomissaient leurs entrailles vanillées. Fromulus en aurait pleuré. Sur le mur du fond, une porte, ouverte sur l’extérieur battait au vent glacial qui envoyait des crachats neigeux dans la pièce. Au-delà, la neige était écrasée, une longue trace partait du seuil, comme si l’on avait traîné un corps. Elle était constellée de taches rouge vif.

 

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Commentaires
C
Alow, le desseoue il est à la fambwaze!
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C
"Eh bien, heureusement qu'on était prévenu que ce ne serait pas marrant" dit l'avatar de la marquise.<br /> <br /> A pisser de rire, encore une fois...
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K
N'empêche, Jehan et la Marquise, tant qu'à faire bande à part dans le bureau de Botyen, vous auriez pu prendre le temps de corriger les fautes sur le manuscrit de cette merveilleuse gwerz !<br /> <br /> On atteint ici à l'insoutenable. Éventration de profiterolles, ça va chercher perpète en cour d'Assise !
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