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EN ALAN AR MEURVOR
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18 octobre 2010

LE NOYE DU GRAND PONT (2)

Le rapport du médecin légiste ne tarda pas à arriver sur le bureau du commissaire. Aline ne sauta pas à la conclusion mais en parcourut tous les détails. Elle ne croyait guère à l’intuition policière, fût-elle féminine, et ses quelques succès n’avaient été dus qu’à un travail laborieux, systématique et minutieux. Il lui en coûtait de balayer des yeux cette littérature médicale, de devoir en relire certaines successions de mots techniques plusieurs fois pour en dégager quelque chose qui fasse sens dans son esprit profane, mais elle s’astreignait à cet exercice… au cas où, disait-elle toujours. Elle parvint à comprendre que l’homme menait une vie saine et sans excès et avait bénéficié d’une parfaite santé. La cause de la mort était la noyade mais le sang du défunt présentait un taux très élevé de barbituriques, absorbés par voie orale.

Aline Donnart décrocha son téléphone, patienta jusqu'à ce que l’interlocuteur souhaité fît entendre sa voix :

         « Bonjour Docteur… oui, forcément, je vous appelle concernant notre dernier client. Dites-moi, le taux de barbiturique, ça se traduit comment, con-crè-te-ment ? »

         « Eh bien, vu qu’il n’y avait pas de traces anciennes, c’était une première prise, donc pas d’accoutumance préalable et effet assez puissant. Il était conscient, mais s’il se déplaçait sa démarche devait un peu tenir de celle d’un homme ivre et la conduite d’un véhicule aurait été très… aventureuse. En tout cas, eût-il bon nageur, le plongeon ne pouvait être que fatal. »

         « Merci, Docteur… euh… une opinion ? »

         « Pas la moindre, Commissaire. Ma science, dans un cas comme celui-ci pourra peut-être étayer ou infirmer vos théories, ni plus, ni moins. »

         Eût-il été bon nageur… La remarque du légiste trottait dans sa tête. Il faudrait penser à vérifier ce détail au moment venu.

         Deux jours plus tard, Aline Donnart fit pénétrer dans son bureau la femme qui avait signalé une disparition.

         « Gabriel était ponctuel. J’apprécie le sérieux chez les artistes. C’est leur métier, non ? Pourquoi n’exigerait-on pas d’eux la même ponctualité que de n’importe quel salarié. Je comprends Ariane Mnouchkine d’une certaine façon. C’est pourquoi j’ai signalé son absence. Deux jours sans prévenir, ça n’est pas du tout son genre. »

         « Vous dirigez un compagnie… »

         « De danse contemporaine, oui, La Cavalcade. Gabriel travaille avec nous depuis quatre ans. »

         « Madame, je crains hélas que le signalement et la photo que vous nous avez donnés ne correspondent à un corps retrouvé il y trois jours sur l’anse de Korstang. »

         « Ah, c’est donc ça, je me faisais du souci quand on m’a demandé d’aller trouver le commissaire. »

         « Vous lui connaissiez de la famille dans la région ? »

         « J’ai peur de ne pas être très utile dans ce domaine. Nous étions assez proches, mais Gabriel n’était pas très disert sur sa vie. Il était d’origine espagnole, mais je n’en sais pas plus. »

         « Dans ce cas, est-ce que je peux vous demander de procéder à son identification puisque vous étiez son employeur officiel ? »

         « Quelqu’un doit le faire, je suppose. »

         C’est ainsi qu’il fut établi de manière certaine que le noyé du grand pont était Gabriel Yañez, 27 ans, domicilié 26 rue de la Barbacane, 3ème étage gauche, profession danseur.

Après cette confrontation pénible avec la mort, le commissaire Donnart laissa la chorégraphe libre d’amortir le choc émotionnel à sa guise. Celle ci avait indiqué qu’elle préférait qu’on la laissât seule un moment, ce qui lui fut accordé. Ayant regagné son bureau, Aline la vit longer le quai. Elle ne voyait que le dos de cette femme cinquantenaire, au corps un peu sec sans être osseux pour autant et imaginait son regard perdu dans l’eau. Elle suivit ainsi des yeux cette frêle silhouette qui se détachait du miroir gondolé du bassin tout en poursuivant ses réflexions. Rien dans sa démarche lente et féline, dans le balancement régulier et sans heurts de ses bras, ne révélait à quoi allaient ses pensées. Exorcisait-elle l’inacceptable en ressuscitant les flamboyances de la vie – Gabriel virevoltant sur scène, peut-être – ou bien en faisant face une bonne fois à l’horrible vérité – images d’eau froide obscurcissant la vue, emplissant irrémédiablement les poumons ? Bastion intime et imprenable, la pensée humaine, pensa Donnart. Là se nichait la solution de toute énigme. Mais de quoi disposait-elle pour les comprendre que d’affreux filtres déformants ?

Nina Schwartz se tenait de nouveau devant la commissaire. Son corps n’épousait pas les douces rondeurs de la chaise confortable qu’elle lui avait proposée. Malgré toute la maîtrise que la danseuse avait de son corps, Aline perçut que quelque-chose en elle s’était cadenassé. Quels sentiments retenait-elle prisonniers ? Sa peine ou autre chose ?

« Vous sentez-vous en état de me parler de Monsieur Yañez, demanda le commissaire avec le plus de tact dont elle était possible, il me tarde de… »

« Oui ? »

« J’allais dire, de le connaître… c’est un peu déplacé. Vous savez, c’est terrible pour nous autres. La mort, c’est notre point de départ. Nous déroulons le fil en sens inverse. Chez moi, ça dépasse les seules obligations professionnelles, je m’attache à mes morts, j’ai l’impression de leur devoir cette vérité pour leur entourage, comme un dernier accomplissement, pour qu’ils partent vraiment. Aurais-je croisé Gabriel dans une rue de la ville que je ne l’aurais peut-être même pas remarqué, alors que là, il m’habite, littéralement. C’est terrible, la mort nous fascine n’est-ce pas ? Vous pouvez voir des milliers de maisons sans leur porter la moindre attention mais il suffit que vous voyiez une ruine, des herbes folles écumant aux commissures des fenêtres et déjà vous pensez à toutes les vies qu’elle a abritées… Excusez-moi, vous alliez me parlez de Gabriel Yañez… »

« J’aime autant que vous me posiez des questions ? »

« Etait-il bon nageur ? »

Nina fut un peu interloquée, le tour presque intime qu’avait pris la conversation lui avait fait oublier un instant devant qui elle se trouvait.

« Oui, très bon. C’est moi qui lui avait conseillé de reprendre la natation, plutôt que d’autres sports qu’il envisageait d’exercer. La nage sollicite toutes les parties du corps, harmonieusement. C’est important pour un danseur. Et comme Gabriel ne faisait rien à moitié… »

« … Eh bien, quelle discipline la danse demande ! Je ne l’avais pas imaginé. »

« Comprenez moi, je n’ai jamais cherché à avoir des athlètes sur scène ! Concernant Gabriel, c’était l’inverse. Je devais plutôt le freiner.  Il était doué, vraiment très doué mais parfois sa virtuosité prenait le pas sur le reste, l’émotion, la poésie… »

« Vivait-il seul ? »

« A ma connaissance oui. Il était sur ce sujet d’une discrétion étonnante. Vous savez, nous étions assez proches. Dans une compagnie, les liens qui se tissent sont plutôt étroits. Gabriel, venait souvent chez nous, il restait parfois dormir. Il pouvait passer des heures avec Klaus, mon compagnon, dans son atelier d’ébéniste à admirer son travail et à écouter les secrets du métier. Nous étions comme ses parents adoptifs. S’il avait voulu parler de sa vie privée, il l’aurait fait, il savait que nous avions l’oreille pour cela. Donc, j’ai respecté son choix. Je ne l’ai jamais questionné. »

« Vous a-t-il évoqué des soucis particuliers ? »

« Rien, Gabriel ne semblait pas en avoir. Que des passions. La danse, le sport, le violoncelle. »

Qu’est ce qui les différenciait à ce point ? Dès que Nina Schwartz avait quitté son bureau, Aline Donnart s’était postée devant le grand miroir du mur du fond. Puis s’était regardée, longuement. Pas à la manière habituelle. Pas pour examiner la courbure de ses fesses, ni pour vérifier que son ventre restait contenu en deçà de la ligne de l’acceptable. Non, pour une fois la question n’était pas de savoir si elle s’estimait toujours désirable, si elle trouverait facilement l’amant d’un soir quand ça lui chanterait. Mais plutôt qu’est qui faisait que Nina paraissait vraiment habiter son corps et pouvoir en faire ce qu’elle voulait, alors que quelque-chose la maintenait, elle, dans cette raideur qu’elle remarquait pour la première fois ? Non qu’elle estimât Nina particulièrement sexy, mais peut-être s’était-elle trompée sur l’essentiel…

Quand elle cessa de se préoccuper de son corps, ses pensées revinrent à Gabriel. La prise de somnifères à haute dose entraînant la noyade alors que ses talents de nageur l’aurait sans doute sauvé de cette chute. Pouvait-on n’y voir qu’un coup du mauvais sort ?

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Commentaires
C
Ben moi, j'ai aussi été surpris dans le premier épisode sur le genre du commissaire, mais je m'y suis bien fait maintenant.<br /> <br /> A la première entrevue, j'ai trouvé que la chorégraphe était bien peu émue de la mort de Gabriel. La suite semble contredire cette première impression, mais moi je dis que c'est louche !
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L
C'est bizarre : après lecture de la première partie, j'étais revenu en arrière pour vérifier le début, et j'avais eu confirmation de ce que je pensais. Tu avais soigneusement évité tout pronom ou adjectif ou quoi que ce soit qui puisse se mettre au féminin, pour qu'on ait la surprise, vers le milieu, de se retrouver face à "Aline".<br /> <br /> Eh ben, même en étant prévenu à présent, j'ai un MAL FOU en lisant, à admettre que le/la commissaire soit une dame. Je sursaute à chaque fois que je lis "Aline" ("Et j'ai crié, pour qu'elle revienne..." ouaff ouaff ouafff...). On a tellement été habitués à Maigret, à Sherlock, à Moulin et à Navarro, y a pas, on a du mal à s'habituer ! Et pourtant, nulle mysogynie consciente en moi...<br /> <br /> Inconsciente alors...? Allo allo Sigmund ?
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C
Gabriel l'Archange, Nina la Noire.... Mais où nous emmène-t-il?
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K
Charkus> Merci de ton passage, j'irai te rendre visite...
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C
Hummm! A ce qu'il semble la lande fourmille de commissaire et détective privé en jupons!<br /> Quant à ce blog, j'y débarque!! mais je reviendrai un jour, je reviendrai!!
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