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EN ALAN AR MEURVOR
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16 septembre 2010

LA OU SE DRESSAIT UNE TENTE

On perd presque toujours la première vision. Le regard émousse à trop se poser, l’œil érode à force de comprendre. Du moins le croit-on. L’or délicat du couchant, la douce griserie d’un verre suffisent parfois à réveiller les couleurs d’origine qu’avaient ternies le temps et l’habitude. Depuis que j’habite ici, j’évite, autant que faire se peut, de devoir emprunter l’interminable artère qui déroule sur des kilomètres sa double ligne de maisons blanches, trop fonctionnelles pour attirer mon attention, trop disparates pour créer une harmonie. Ces quelques kilomètres me paraissent une éternité et puis vient la récompense. Soudain, alors que la route entame sa descente, la rangée de maisons se déchire sur la gauche et apparait l’océan où l’embouchure de la rivière, dérisoire, se noie. Au-delà, pour clore la vue, se profile le museau aux formes indécises du Kej-Mein dont le nom de pointe, au pays des caps et des promontoires, parait presque usurpé. Plus loin encore, derrière l’éblouissement cuivré de la surface marine, la connaissance pallie l’absence de perspective et la prolonge de grèves blanches aux eaux tourmentées, de havres minuscules hérissés de treuils, de souvenirs de montagnes attaqués par les vagues, de proues ultimes défiant les courants.

La route vire alors et plonge sur le port et son bassin de turquoise. Oubliée l’austère ligne droite des faubourgs, la porte du bout du monde est ouverte.

Mais ce soir là, un feu rouge m’immobilise avant la descente sur le port. Au dessus des toits qui masquent la vue, je devine l’éclat du soleil sur la mer. Les rayons biais qui annoncent l’automne mettent un fard aux murs sans charme. Mon regard s’attarde sur une maison, à ma droite. Elle fait l’angle avec une ruelle qui s’échappe sur son flanc. Devant la porte d’entrée, quelques marches en ciment, dont la première, du fait de la pente, est inégale. C’est à ce moment, je crois, que l’illumination de la vision première a enflammé ma mémoire. Le long corridor blanc aux parois éblouissantes, la fracture bleue du ciel qui indique l’ouest obstinément. Peu m’importait alors la banalité de l’architecture. C’était la route ultime, elle ne pouvait être que belle et sa longueur que le juste prix à payer pour accéder au-delà. Est-ce de l’emprunter désormais dans l’autre sens qui me la fait voir telle qu’elle est ?

Je suis heureux de ce plongeon inopiné dans un antique moi, d’être un bref instant celui d’autrefois mais fort de la connaissance de son futur toujours plus radieux qu’il n’osait l’entrevoir. Ces petites bouffées de bonheur, fruits d’une harmonieuse rencontre intérieure, ne durent qu’un laps infinitésimal, ne dépendent de personne d’autre et resterait insoupçonnable à quiconque m’observerait à cet instant. Que de mots alignés cependant pour en donner un vague relent.

Je suis grisé durablement et ma perception s’affute à la meule de l’émotion. Mon regard retombe sur la maison qui fait l’angle, qui n’avait été jolie qu’une demi seconde. Et c’est un autre souvenir qui surgit. Je me vois gravir les quelques marches et frapper à cette porte. Et j’imagine le court séjour de ceux à qui j’avais réservé une chambre dans cette demeure et dont je ne m’étais pas soucié jusqu’alors, je les vois s’accouder à la fenêtre dès leur réveil, apercevoir le panneau indiquant le criée de l’autre côté de la rue, hisser leur tête pour saisir un fragment de vison maritime.

A quoi pense alors Antonio alors que son regard n’arrive pas vraiment à s’accrocher aux frêles mâtures blanches qui dépassent des toits, au ballet de goélands clairsemés sur un ciel en demi-teinte ? Où peut bien vagabonder un esprit dont la tête ne tient plus les rênes ? Voit-il seulement ces triangles d’océan que découpent les murs pignons, cette mer glaciale aux franges de laquelle, hier encore, son corps s’immobilisait, transi ? Je cherche en moi un moment de ma vie dont l’analogie puisse m’entrouvrir les portes de ce mystère, mais rien n’y trouve, les vies ne sont pas interchangeables.

Pourtant, j’ai une irrépressible envie de voir de la fenêtre des voisins d’en face. N’avez-vous jamais fait cette expérience ? Enfant, elle me fascinait. Je l’ai réitérée sans y penser, il y a peu, et j’ai constaté que son pouvoir de fascination était intact. Voir sa maison, son jardin tels que les voient les voisins, de gauche, de droite d’en face, cela m’excite toujours autant. Compensation de l’impossibilité de se voir au travers des yeux d’autrui ? J’ai envie de regarder ce jour que nous avons en commun malgré nous, avec les yeux d’Antonio, alors que moi-même, pris dans un tourbillon, je n’en vis pas grand-chose.

Alors je plonge dans l’esprit de ce garçon que je connais trop peu pour savoir qu’y trouver, avec un inconfortable mélange d’effroi et de curiosité, comme si je plongeais dans l’eau.

Je suis assis dans le train aux côtés de Patrick. Le voyage a plus de sens pour lui que pour moi, bien sûr. Tout cela ne devrait être pour ma part qu’une occasion de ballade, de découverte d’un coin de France que je ne connais pas, de réjouissances même peut-être mais je ne parviens pas à y penser tout à fait sereinement. J’éprouve une vague inquiétude qui semble sans objet. C’est la définition de l’angoisse, non ? Mais le mot me paraît trop fort néanmoins. Je pose quelques questions à Patrick au sujet de Sébastien, son grand ami, et de Jean-Baptiste dont nous allons fêter l’union ce jour là. Je les ai vu si peu auparavant que je me sentirai plus assuré après m’être enquis de ces quelques informations à leur sujet bien que je n’aie nullement l’intention d’en user pour faciliter une quelconque conversation. Je me connais.

Le train redémarre lentement le long des quais de Laval. Juste avant l’arrêt, nous avons franchi une profonde vallée dans laquelle se niche la ville. En bas coule une rivière qui me semble assez large. Je ne m’attendais pas à ce viaduc. L’irruption soudaine du vide après que nous avons cheminé enserrés entre des talus arborés m’a fait l’effet d’une grande respiration, enivrante. Et de nouveau cette sourde peur, devant tant d’espace, qui me fait presque perdre haleine. Le train longe un parking. Au plus près de la voie, un grand monospace est garé, vert vif, qui attire mon attention. Moi qui ne travaille que le bronze, les couleurs éclatantes m’épatent comme un enfant. Et puis cette lettre, sur le côté de la plaque d’immatriculation : D, pour Deutschland. Mon ventre se noue légèrement. J’identifie immédiatement mon émoi et cela me rassure. J’éprouve exactement la même sensation lors des vernissages, quand les premiers invités franchissent la porte de la galerie, ce mélange doux-amer d’excitation et de crainte. Le trac. Qui met un peu de ses tripes dans la sculpture, le chant, l’écriture, la danse et que sais-je encore, connaît forcément, à un degré ou un autre, cette douce tenaille. Indubitablement, Ulrich sera de la fête. Il sera venu de Berlin pour le mariage de Sébastien. Je m’étonne de ce que cette perspective prenne soudain un tel relief. Suis-je en train de découvrir la présence en moi d’un sentiment resté enfoui ? Ou ne fais-je rien d’autre que de recoloriser artificiellement une vieille photo parce que cet instant de ma vie s’y prête ?

Le ciel est gris, assez lumineux néanmoins, quand nous sortons de la gare. Le lieu du rendez-vous devrait être facile à trouver, me fait remarquer Patrick. Sur notre droite, les magasins ont laissé la place à une vieille muraille. A gauche, une rivière étroite bordée de marronniers, profondément canalisée. Je n’en aperçois pas l’eau. Léger malaise. Par contre la profusion étonnante de passerelles qui l’enjambent m’amuse plutôt.

Patrick consulte un plan urbain et me fait tourner à droite. Sans tarder, nous sommes au point de ralliement, devant la façade d’une cathédrale. Elle est toute blanche, un peu comme neuve et très aigüe, ascensionnelle. Rien à voir avec Notre Dame. Dès que nous nous sommes approchés de l’édifice, un léger vent s’est levé. De quoi soulever quelques épis sur les chevelures, pas plus. Mais sa soudaineté, associée à l’aspiration verticale des flèches qui mène à l’immensité du ciel, de nouveau me trouble comme le fit le pont sur la Mayenne. Attirance et peur mêlées, une forme de vertige.

Le groupe que nous rejoignons n’est pas nombreux. Sébastien et Jean-Baptiste ne sont pas encore arrivés. Parmi cette poignée de personnes, il ne me faut pas plus d’un coup d’œil pour repérer Ulrich. Il embrasse Patrick tout d’abord avant de se tourner vers moi pour me saluer à mon tour. Mais lorsqu’il nous a vu déboucher, il y a un instant, son premier regard, je l’aurais juré, avait été pour moi.

Ai-je vu ce que je désirais voir ?

Sébastien et Jean-Baptiste nous font entrer dans la cathédrale. C’est inattendu. Je ne connais pas leurs convictions religieuses. Mais il y a dans tout cela un rien de cérémonieux qui m’interroge. Je ne m’attendais pas plus à cet échange d’anneaux dans le sanctuaire. Sébastien a le regard humide, Jean-Baptiste perd soudain de cette aisance dont il faisait montre jusque là. Ces visages émus, eux aussi, m’interrogent.

J’aimerais deviner à quoi pense Patrick au même instant. Peut-on éviter, en un tel moment, et j’ai envie d’ajouter, quoiqu’il m’en coûte, en un tel lieu – comme si, malgré une certaine indifférence de façade, être originaire du premier pays catholique du monde me condamnait à rester sous l’emprise de la monumentalité des lieux de culte – de regarder son compagnon et de se demander, en dehors même de toute intention véritable, si avec lui on échangerait le même geste. Pour un an, pour un mois, pour un seul jour même, je ne passerai pas la bague au doigt de Patrick. La phrase s’est formée toute seule dans ma tête, presqu’à mon insu, alors qu’une espèce de sacristain, malencontreusement témoin du baiser échangé, nous chasse de la cathédrale comme des malpropres. La conjonction de ces deux événements, intérieur et extérieur, met une note dramatique à l’instant qui passe. Mon cœur une fois de plus s’emballe. Mes pensées ne m’ont rien révélé que je ne sache déjà depuis quelque temps, mais cette clarté de formulation soudaine, cette manière décisive d’entrevoir les choses sont nouvelles et engagent l’avenir. C’est pourquoi j’aurais aimé deviner les pensées de Patrick. Que ne donnerais-je pour qu’il voie clair dans notre relation, pour qu’il se pose les bonnes questions. Se peut-il que rien de tout cela, en ce jour de mariage, ne l’effleure, qu’il se contente d’un vague « ça va de soi » qui élude toute discussion. Je ne veux plus de la routine de ce sexe en moi. Mais il me serait tellement plus facile que ce lien se dissolve de lui-même, sans que j’aie à agir.

Alors au bar, où le nombre d’invités a considérablement augmenté, comme je le ferai tout au long de la journée, je prends des photos. Je me concentre sur les visages, les attitudes, les contrastes de lumière. Me voila photographe, la quintessence du témoin qui n’a aucun rôle à jouer dans le spectacle qu’il observe, qui est à peine là. Je joue la comédie, je fais comme si. Comme si tout cela m’était indifférent.

Sur la plage, les invités forment des petits groupes, certains même osent la baignade. La seule vue du spectacle me donne froid. Et puis j’aperçois cet homme grisonnant qui essaye de converser avec Ulrich. Rien qu’à les observer je comprends que celui-ci est à la pêche, dans sa mémoire, des quelques restes de son allemand scolaire pour communiquer. De toute évidence, il y prend du plaisir, son visage est rayonnant. Cette conversation infime, je l’envie, moi qui ne connais pas un mot d’allemand. A Ulrich, je ne peux que sourire.

Sous la grande tente dressée pour l’occasion, le hasard veux que je sois assis entre Patrick et Ulrich. La nuit se referme et le brouhaha des voix mêlées m’isole un peu du monde, comme m’emporte la douce ivresse du vin et je ne perçois plus, au final, sans même me tourner vers lui, que la présence discrète d’Ulrich. Je sais que son regard bleu est posé sur moi. Deux hommes se lèvent et entonnent un chant étrange où les phrases se chevauchent, entraînant l’assemblée dans une ronde serpentine, chahutée par les irrégularités du terrain. Les premiers s’accrochent les uns aux autres d’une manière presqu’instinctive et se mettent aussitôt au rythme du chant, et puis, sporadiquement, ceux qui ne sont pas du pays, rejoignent maladroitement le train après hésitation. La mélodie lancinante enfle et désenfle comme une pulsation marine. Alors que je reste sur ma chaise, le tourbillon m’emporte et comme en une spirale mes pensées se concentrent de plus en plus, se dégageant de toute contingence pour n’être plus qu’une certitude : Ulrich n’est pas un mirage.

Il n’avait été jusqu’à ce jour qu’une image fugitive, qu’un de ces regards qu’on croise, qui nous charment et dont on sait que la fulgurance est garante de l’attrait qu’ils exercent. Depuis l’annonce de ces noces pourtant, où je n’imaginais pas qu’il ne fût pas présent, son souvenir m’obsédait. J’ai cent fois rejeté cette chimère trop providentielle. Ulrich ne tombait-il pas trop bien dans ma vie pour que je n'aie créé de toute pièce cette inclination, alors même que je cherchais un biais pour dire à Patrick mon désir de m’éloigner ? N’était-il pas l’archétype de ces hommes plus âgés dans les bras desquels je veux toujours me lover comme dans ceux d’un protecteur et que fut, en son temps, Patrick ?

Mais ce soir enfin, je suis sûr de moi. Ulrich n’est pas le quantième Patrick auquel je m’attache trop vite, Ulrich n’est pas l’occasion espérée pour larguer les amarres. Ulrich est Ulrich, et c’est cela qui me plait. Aussi curieux que cela puisse paraître, c’est de moi que j’avais peur, de mes propres sentiments. Je ne me pose même pas la question de la possibilité d’un amour entre nous. De toute façon, nous ne saurions communiquer.

Nous sommes sur la plage, le lendemain de la fête. Sébastien, Jean-Baptiste, Patrick, Ulrich et moi. Il y a, au souvenir du nombre de convives de la veille, une atmosphère de quasi intimité. Les quatre garçons plongent dans la mer alors que je reste grelottant sur le sable après avoir mouillé mes pieds. Je suis heureux de ce petit isolement. Je constate que, les volutes de la fête dissipées, ma certitude n’a pas vacillé, elle s’est affermie même. Au son de vaguelettes qui meurent sur la grève, je prends une décision. De ce clapotis régulier, de la chanson à danser, des fenêtres lancéolées de la cathédrale, je sais ce qui marquera le plus ma mémoire, mais je sais que tous trois y resteront.

Comme prévu, Ulrich, Patrick et moi sommes dans le même train pour le retour à Paris. Hasard, calcul intuitif, qui pourra jamais le dire, mais Ulrich et moi nous croisons dans un wagon. J’ai préparé ma phrase dans un anglais approximatif et j’ai essayé de lui dire à quel point j’avais été heureux de le revoir.

                   Ulrich et moi revenons régulièrement à cet endroit, sur le bord de l’océan. Je reste souvent contempler ce coin du jardin, ce carré d’herbe où la tente se dressait et dont il ne reste rien. Et puis surtout aujourd’hui, mon Dieu que ce fut difficile la première fois, je me baigne, le plus souvent que je peux. La mer m’aurait-elle prise ce jour là aussi ?

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Commentaires
K
Euh...Faire parler une femme ? Bah c'est pas sorcier, c'est jamais que des hommes comme les autres, ou presque.
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K
On aurait la nostalgie d'un autre temps ?
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K
Kleg> trug evit ar gennerzhadenn....<br /> Oui, en effet, il s'agissait pour moi de réamorcer un peu la pompe.<br /> Cornus> Moi, il m'arrive de devoir moi-même les lire à voix haute, hi, hi!<br /> Calyste> Et pourtant, je devrais faire comme toi, m'entraîner, car il est question que je fasse parler une femme... et plus qu'une page!<br /> Lancelot> Au fond, mis à part quelques jalons, tout cela fait plus appel à l'imaginaire, en tout cas c'est ainsi que je l'ai ressenti en l'écrivant.
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L
J'aime l'ambiguïté entre la part du romancé et la part du vécu. Lorsqu'on te connaît, un peu, on hésite entre les lignes et les souvenirs, et c'est assez plaisant.<br /> Merci de nous avoir fait partager cette intimité-là.
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C
Eh bien au moins, toi, tu parles des hommes. Et tu en parles bien. Cette façon, parfois, qu'on les décisions de s'imposer à nous!
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