UN EDIFICE UNIQUE
Il en va ainsi de bien des édifices visités que j’en ai fréquemment une idée préalable. Bien sûr, s’il s’agit d’une modeste église, ou d’un château méconnu, j’ai peu de chances d’en avoir vu des images et la surprise, dans ce cas, quand le monument est à mon goût, ajoute au plaisir de la découverte. Concernant les bâtiments de premier plan, il est bien rare donc que je n’en connaisse les grands traits. Cela ne me permet pas pour autant de préjuger de l’effet tridimensionnel de l’architecture et surprise il peut y avoir. Ma longue expérience m’a permis de constater que c’est le plus souvent l’espace intérieur, même connu sur photos dans les détails, qui s’appréhende le moins bien d’après reproductions et réserve ainsi le plus d’inattendu.
Mais, comme ma mémoire visuelle (j’ai envie de préciser, formelle) est supérieure à toutes les autres, il peut arriver que j’ai oublié jusqu’au nom et à la localisation d’une église dont je connais bien la structure. Je la repère sur la carte, m’y rends, crois faire une découverte, et constate finalement que la bête m’est connue.
L’un des meilleurs exemples de ce phénomène advint lors de la visite de notre unique cathédrale estivale : Girona.
Nous avions prévu de séjourner dans cette ville, seconde en taille de Catalogne et un peu éclipsée par la célèbre Barcelona, dont le guide vantait les nombreux charmes. Nos attentes furent largement comblées : remparts interminables, ville médiévale tarabiscotée, églises, sauna arabe du moyen-âge et… soldes !
En bonus, il y avait une cathédrale inconnue au bataillon. La plus large nef gothique du monde, nous dit le guide. De quoi attiser ma curiosité plus que mon enthousiasme plutôt enclin à l’étroitesse. D’ailleurs la façade de l’église ne laisse rien présager de l’intérieur : c’est un gigantesque empilement baroque qui bien sûr me laisse froid mais je dois reconnaître que, juché sur le plus immense escalier que j’aie pu voir devant une façade, il ne manque pas de théâtralité. Il faut acheter son billet pour visiter. Et, alors que j’attends mon tour, mon regard tombe sur un poster représentant l’intérieur de la nef. J’ai un coup au cœur (ou au chœur, si l’on veut). Il s’agit là d’une des plus intrigantes réalisations gothiques de ma connaissance que je rêvais de voir depuis longtemps. C’est souvent à la fin du moyen-âge, loin du berceau de l’Île de France, que les expériences les plus décapantes ont été tentées.
Je tente de vous expliquer. On construit un chœur gothique à cinq nefs étagées, selon le modèle de Bourges-Le Mans-Coutances. Le premier bas-côté, qui enserre l’abside, est beaucoup plus haut que le second qui s’enroule autour de lui et a ses propres fenêtres hautes. Cette structure est d’une grande richesse et très illusionniste et suit la droite ligne de l’esprit d’emboîtement hiérarchique de l’art ogival. Elle n’a eu pourtant que très peu de succès en France (c’est le modèle chartrain qui se généralise), car elle ne permettait pas d’avoir d’immenses fenêtres hautes. Rien d’exceptionnel à voir ce modèle en Espagne qui a adopté largement la structure de Bourges boudée dans son pays. Le chœur de Girona en est un bel exemple.
Non, la chose incroyable vient de ce qu’en construisant la nef de la cathédrale on change de parti pour une nef unique immense, plus haute que la haute voûte du chœur et aussi large que de celui-ci avec son premier collatéral. La partie orientale de la nef bute sur la structure du chœur que l’on voit donc en coupe et qui parait petit et d’un raffinement complexe après la simple immensité du vaisseau unique. Le résultat est assez impressionnant et il y a un dialogue étonnant entre les deux parties. On sent bien que la nef, toute démesurée qu’elle soit, eût été fort ennuyeuse sans la conclusion du chœur et que ce dernier, pourtant de belle facture, eût paru plus routinier s’il ne s’était jeté dans cette démesure d’espace indivis.