BRODERIE DE PIERRES ET DE FILS
(je me suis permis de reprendre quelques photos de chez Cornus)
Je me suis laissé emporter dans un tourbillon de pensées diverses et pourtant toutes reliées entre elles à la lecture de la note de Cornus consacrée à la cathédrale de Bayeux et des commentaires qui la suivent. Il me semble qu'il faudrait écrire une histoire des spécificités architecturales en lien avec d'autres aspects de civilisation. Ce qui est intéressant dans cette nef de Bayeux dont on voit aisément qu'elle une superposition d'un niveau gothique à un niveau roman, c'est qu'on y lit à la fois l'évolution des styles, entraînée par le grand courant européen, et la permanence.
Le même goût pour l'ornementation creusée à même le nu du mur, la prolifération des colonnettes et des moulures, le traitement très en creux de ces dernières qui accroche la lumière (abondante même dans les églises romanes normandes qui n'étaient pas voûtées de pierre et donc possédaient de grandes baies) traverse les âges et les styles, du roman au gothique. Il y a une grande cohérence dans ce parti pris décoratif, puisqu'en plus des éléments ciselés abondants, l'architecture elle même se fait ornement graphique grâce à la puissance des moulurations. Le même esprit règne à tous les niveaux. Il n'est sans doute pas d'autres styles gothiques sur le continent où la plastique murale atteigne une telle richesse et une telle perfection dans l'exécution. Admirez la plastique quasi métalique des colonnettes dans ce triforium, et aussi l'élan des lancettes aux arcs très fermés. J'en frissonne de plaisir.
Pourtant, je dois dire que si chaque élément de ces églises normandes est à mes yeux d'une croustillance inégalée, j'éprouve une déception à la vue de l'ensemble, particulièrement à Bayeux, où la surcharge ornementale me fait l'effet d'un baroque avant l'heure.
Mais le Moyen Age est paradoxal. Le gothique normand m'apparait comme l'antithèse du style développé à Notre Dame de Paris où l'on a essayé de débarbariser le gothique autant que possible et de transcrire en art ogival l'aspect des premières églises chrétiennes de Rome dont Paris s'autoproclamait l'héritière. Je suis resté des années à ne pas comprendre pourquoi "Notre Dame" était si statique, si plate, si peu "gothique" avant d'avoir connaissance de ce fait. Pourtant, c'est à Bayeux qu'on peut voir, j'ai envie de dire comme un cheveu sur la soupe, la citation la plus antiquisante que je connaisse, dans le rond-point du choeur, sous la forme des ces piles cannelées. C'est assez ahurissant :
Ce goût pour l'ornementation parfois à l'excès, au détriment à mon sens de l'effet d'ensemble, on le retrouve bien sûr et dans un style très proche dans un autre pays et il n'est pas de meilleur symbole que Bayeux de ce que je voudrais aborder maintenant.
D'où vient un style, un particularisme? D'une somme d'éléments convergents qu'il est malaisé de déterminer sans doute, mais concernant la Normandie, qu'on me permette deux remarques : La première est technique, il s'agit de la pierre de Caen, ce calcaire d'excellente qualité et résistant, exporté outre Manche, et même en Bretagne à Saint Pol de Léon et qui permettait ces virtuosités de modénature. La seconde tient au passé des normands, des vikings qui s'européanisent à la vitesse grand V mais dont on ne peut imaginer qu'ils avaient tout perdu de leur tradition ornementale graphique qui selon moi retrouve un nouveau souffle dans cette architecture. Je pense que c'est à cette spécificité plastique que les commentateurs de chez Cornus se sont montrés sensibles.
L'autre pays où s'observe un parti décoratif comparable est bien sûr l'Angleterre. J'ai souvent l'occasion de parler des liens stylistiques avec ce pays concernant le gothique breton mais le cas est tout autre, la péninsule étant le seul territoire "hexagonal" à avoir été influencé par le gothique anglais. Concernant le Normandie, c'est l'inverse et de manière plus indirecte. En réalité c'est l'architecture romane anglaise qui est directement issue de celle de Normandie et qui a donc eu des répercutions similaires sur le gothique qui s'est developpé là bas, introduit pourtant directement du domaine royal de France.
Et c'est là que ça commence à me passionner car à Bayeux, il y a la fameuse broderie, qu'un anglais de ma connaissance s'est empressé d'aller voir en arrivant en France. Car à l'école, comme on enseignait aux petits français "nos ancètres les gaulois", on parlait aux petits anglais de cette funeste invasion de l'Angleterre par les français. Or c'est faux et malgré tout un peu vrai. Faux car Guillaume n'était pas français mais normand, donc, oh paradoxe, descendant d'une culture plus proche de celle des saxons que de celle des français! Vrai, car c'est les normands qui amènent outre Manche tant de mots de la langue française, le système féodal et... l'architecture romane souvent qualifiée de "normande" en anglais. (Il reste en Angleterre quelques églises saxonnes, donc, si j'ose dire, pré européennes). 911, traité de St Clair sur Epte, les vikings obtiennent du roi la terre de Normandie par la force. 1066, alors que les français n'étaient pas de taille à leur imposer quoi que ce soit, ce sont eux qui exportent la culture "française" chez leur cousins!
Une langue, une culture disparues en un peu plus d'un sciècle, du moins parmi l'élite, et de son plein gré ! Au plus leur restait-il la spécificité de leur architecture, romane puis gothique. Mais pour combien de temps? Le gothique dit "normand" dont Bayeux est l'un des exemples les plus typiques ne durera que quelques décennies. La Normandie passe dans le domaine royal au milieu du XIIIème sciècle et voila ce qu'on construit en 1260 à Evreux:
Du style rayonnant en droite ligne du choeur de Saint Denis ou... d'Amiens! Normal me direz-vous, la Normandie était devenue française. Eh bien, regardez les églises bretonnes d'après 1532! Il faudra attendre le XIX sciècle pour que la Bretagne s'aligne. Et la langue vit toujours!