L'ENDROIT
Quand Vladimir, ce matin là, proposa de nous contenter de parcourir les huit cent mètres qui nous en séparent pour jouir de l’océan, je mis quelques secondes à exprimer mon désir d’aller ailleurs. Toujours un peu de mal à dire mes envies. L’image de la petite baie au plus lointain du couchant s’était imposée à moi sans calcul préalable. Il y avait quelque chose d’indéfinissable dans l’atmosphère qui me semblait devoir s’accorder à cet endroit plus qu’à un autre. Nous prendrons le sentier, avais-je ajouté, vers le sud ou vers le nord au gré de l’envie du moment. Mais sans doute avais-je alors, sans trop le savoir, déjà topographié mes désirs car à peine mes pieds foulaient-ils le sable, tandis que mes yeux restaient rivés sur l’enchainement magnifique des rouleaux, j’obliquais au nord. J’étais dans un désir d’inconnu. Or, je n’avais jamais arpenté cette portion de chemin de falaise.
J’avais choisi, auparavant, de rejoindre la baie par la petite route, celle qui longe la vallée du ruisseau (aon, comme l’Avon de William), traverse de jolis villages, effleure une chapelle minuscule et qui, au dernier moment, fait plonger le regard sans préavis sur le mufle du Raz. L’échancrure est si étroite que seule une minuscule portion d’horizon marin est visible, toute entière parsemée de maisons blanches. Je montre à Vladimir : Tu vois l’île ? Il ne la voit pas. Enfin si, il la voit, mais n’identifie pas ce que ses yeux lui disent. Cette île, c’est un mirage.
L’air est vif et le soleil brille. Je pense que vu son éloignement, la plupart des visiteurs découvrent le bout du monde l’après midi. Quel dommage. Nous faisons une station sur la cale à la pente vertigineuse d’un port miniature tel qu’il n’en existe que dans le Cap. Il y a si peu d’assise pour la construction humaine qu’un pont enjambe un goulet pour y mener. Il me semble alors être à la merci d’une mer bouillonnante [bervennek (kozh) !]. Notre havre paraît dérisoire. J’aime cette sensation de petitesse. J’aime surtout la vue resserrée sur la mer. Falaise à droite, falaise à gauche, le chapelet du Raz en face, un peu partout, au large, trahissant des dangers sournois, des gerbes blanches, comme des promesses d’Eldorado. De ce genre de vue, je veux faire un roman, celui qui dit qu’on prend la mer car on aime la côte, que c’est la perspective qui donne charme et mystère aux choses qui s’évaporent à l’approche.
Mais nous continuons vers le nord. C’est ainsi qu’au détour du chemin je découvre un vallon insoupçonné qui s’affaisse vers l’océan. L’endroit m’ensorcelle d’emblée. Une verdeur d’Hibernie en tapisse les flancs, les vieilles fougères font des striures rousses. L’érosion n’est pas allée à terme et les deux ruisseaux se cognent à la paroi gréseuse. En contrebas est une crique caillouteuse dont l’accès hypothétique résiste à ma scrutation. Quand j’arrive au bas du vallon et que je me tourne vers l’ouest, la vision me terrasse. La vallée forme un triangle vert presque parfait dans l’échancrure duquel se positionnent trois énormes rochers encerclés d’eau dont le sommet, étonnamment plat, est recouvert de cette même verdeur. Ils semblent pelotonnés l’un à l’autre comme trois moines qui se tiendraient chaud. Ils me parlent, je ne comprends pas, mais il y a un sens à cela, à en jurer. Des falaises chaotiques les encadrent et, à mes pieds, les deux ruisseaux se jettent à la mer en deux cascades, qui font des petites lanières blanches au devant de la roche noirâtre. A l’arrière, La Vieille, Tevenneg, semblent déjà d’un autre monde. A cet instant, une volée de goélands met la scène en musique. C’est alors qu’une sensation étrange m’envahit, un pic de vie. J’ai l’impression d’avoir trouvé l’Endroit, un endroit jamais vraiment imaginé ni soupçonné mais qui existait par le creux qu’il avait laissé en moi. J’ai repensé au petit garçon qui regardait à s’en user les yeux ces photos noir et blanc du Cap Sizun et rêvait que l’Endroit ne pouvait être que là bas.
Mes yeux étaient humides à constater qu’il existait…
… et était ici.